Le dernier album d’Ann Hallenberg comblera non seulement ses admirateurs, car elle y apparaît dans une forme éblouissante, mais également les plus fervents haendéliens en raison de l’originalité de son programme. Avec le concours d’Alan Curtis, la cantatrice suédoise renouvelle la formule éculée du récital lyrique, qui n’est plus en l’occurrence une carte de visite, une collection de tubes ou encore un hommage à une gloire du passé, mais qui fait oeuvre utile en documentant, au travers d’un bouquet d’« arie aggiunte », une pratique fort répandue au XVIIIe siècle : le remplacement, lors de la reprise d’un opéra, de certains numéros par d’autres taillés sur mesure pour de nouveaux interprètes. D’aucuns pourraient rejeter a priori cette musique, parce qu’elle est le produit de la nécessité et non le fruit de l’imagination libre, simplement disposée à la beauté. Ce serait méconnaître Haendel, rompu à cet exercice où il peut même exceller. Le mythe romantique de l’artiste visité par les muses et incapable d’inventer sur commande se brise sur des pages aussi inspirées que « La crudel lontananza » (Rinaldo) ou le tragique et poignant « Sa perchè pena il cor » (Teseo, sous réserve).
Certains musiciens n’hésitent pas à explorer cette face « cachée » des œuvres et sertissent la partition jouée lors de la création de quelques joyaux ultérieurs et méconnus, mais, sauf erreur, c’est la première fois qu’une anthologie leur est consacrée. Pour l’enregistrement d’Admeto (1977), souvent présenté comme la première intégrale philologique d’un opéra de Haendel, Alan Curtis avait ainsi retenu l’air « Spera, si mio caro bene » destiné au personnage d’Alceste et conçu pour la onzième représentation de l’ouvrage en lieu et place de la ravissante sicilienne « Farò così più bella » que Ann Hallenberg nous révèle ici. Le chef s’est montré plus scrupuleux il y a quelque temps en gravant Berenice et nous livre aujourd’hui la seconde mouture d’un air de Demetrio, le jovial et entraînant « Le vicende della sorte », « presque une gavotte » (W. Dean) et le seul numéro de l’ouvrage qui jouit à l’époque d’une réelle popularité.
Parmi d’autres inédits, le disque nous invite à découvrir les trois pages écrites en 1716 par Haendel pour une nouvelle production de la version londonienne du Pirro e Demetrio d’Alessandro Scarlatti, déjà considérablement remanié par Nicola Haym. « Vieni, o cara, e lieta in petta », qui emprunte son matériau à Rodrigo et Teseo, témoigne, certes, de l’habileté du compositeur à recycler et bonifier des idées antérieures, mais l’étalage virtuose de « Sento prima le procelle » devait surtout flatter l’égo du castrat Antonio Maria Bernacchi et donner raison à son maître, le célèbre Pistocchi, qui s’exclama un jour : « Io t’ho insegnato a cantare e tu vuoi suonare ! »
Le métal ambré et lumineux d’Ann Hallenberg s’épanouit dans les parties de mezzo et de soprano (Durastanti, Bordoni, Constantini) alors que ses graves manquent parfois de profondeur dans les pièces destinées aux contraltos des deux sexes (Bernacchi, Anastasia Robinson), mais aujourd’hui comme hier en Tolomeo (rôle créé par Senesino), cette réserve s’efface devant son intelligence musicale et dramatique et ses raffinements belcantistes. Dans la superbe scène de sommeil de Rossane (Alessandro), savant mélange de sinfonia, d’accompagnato et de cavatine, le geste fruste et superficiel de Curtis ne soutient pas la comparaison avec l’accompagnement infiniment plus suggestif et subtil de Petrou (Decca). Le vétéran peut toutefois se départir de sa mollesse et de sa proverbiale désinvolture pour imprimer un vigoureux élan à la très belle, mais si rare scène de Muzio Scevola « Io d’altro regno… Dimmi crudele Amore ». Cette fois, la confrontation tourne même à son avantage, la direction asthénique de McGegan plombant, a contrario, l’interprétation de Lorraine Hunt (Arias for Durastanti, Harmonia Mundi) et nous incitant à relativiser les carences si souvent épinglées du directeur d’Il Complesso Barocco.