En apparence, tout est normal. Le nouveau disque de Cecilia Bartoli arrive revêtu d’un emballage on ne peut plus kitchouille, façon photomaton entre filles. Ni chauve, ni tsarine, Cecilia n’en rivalise pas moins de sourire extra-bright avec une demoiselle qui semble capable de jouer du violoncelle tout en roulant à bicyclette. Qui est-elle ? Sol Gabetta, instrumentiste franco-argentine très réputée dans le monde germanique (elle s’est établie en Suisse, comme la Bartoli). Mariage commercial digne de l’union médiatique de David Copperfield avec Claudia Schiffer ? En partie, peut-être, chacune des deux dames drainant son public de fans. Un doux duel, nous annonce le titre du disque : j’embrasse mon rival, mais ce n’est pas pour l’étouffer. Cette fois, Cecilia a décidé d’être une bonne copine, pas question d’écraser sa partenaire.
Et c’est là qu’intervient la grande surprise. Cet album se révèle d’une sérénité rare, comme si la Bartoli avait enfin trouvé l’apaisement. Sa virtuosité, toujours présente, n’a décidément plus rien du numéro de cirque. Rien d’appuyé, rien de démonstratif, loin du déchaînement histrionique qui a pu inspirer de savoureuses parodies. La gravitas du violoncelle aurait-elle déteint sur elle ? Par rapport aux excès auxquels elle nous a habitués, il y aurait là presque une austérité luthérienne, ou janséniste, qui n’a rien de déplaisant et qui laisse entendre la musique sans le filtre parfois encombrant de la bartolerie galopante.
Du coup, nos oreilles sont libres d’apprécier à sa juste valeur un programme construit sur la présence du violoncelle obligé dans des airs empruntés à des œuvres lyriques composées au cours d’un demi-siècle à cheval sur les XVIIe et XVIIIe, de 1687 pour le San Sigismondo de Domenico Gabrielli à 1739 pour l’Ode for St. Cecilia’s Day, plus une incursions dans les années 1760 pour le concerto de Boccherini qui conclut le programme, et où madame Gabetta n’a pas à partager la vedette avec madame Bartoli. Parcours qui nous promène aussi dans l’espace, de Bologne pour le Gabrielli à Mantoue pour Tito Manlio et Naples pour Gli orti esperidi, à Barcelone pour Il nascimento dell’Aurora, à Vienne pour Nitocri et Gianguir, et bien sûr à Londres pour les Haendel. Promenade parmi les grands librettistes, Métastase bien sûr, pour le Porpora, mais aussi Apostolo Zeno, pour les Caldara, ou Pietro Pariati pour Albinoni ou comme source pour Arianna in Creta. Et commeil se doit, quelques « premiers enregistrements mondiaux » : les deux Caldara et le Porpora.
Bien sûr, la virtuosité joue son rôle dans ces airs, quand la voix dialogue avec l’instrument soliste, mais jamais Cecilia Bartoli ne tire la couverture à elle. Les vocalises sont exécutées avec une vraie délicatesse, sans jamais forcer, et l’on a moins le sentiment de cette alternance systématique entre airs furieux et airs calmes. Le Caldara initial, d’une durée de dix minutes, se termine sur le fil de la voix. Même sérénité dans l’Albinoni, pourtant plus guilleret que la plainte de la reine d’Egypte Nitocris. Plus loin, on remarque les effets d’écho du Gabrielli. Pour le Vivaldi, on pourra jouer à comparer l’interprétation bartolienne à ce que font Philippe Jaroussky ou mesdames Galou et Mihalovic de ce même « Di verde ulivo » ; rien de râpeux dans le violoncelle de Sol Gabetta, au contraire, mais une douceur qui n’exclut nullement l’expressivité. Quand à la Cappella Gabetta, ensemble fondé en 2011 et dirigé par Andrés Gabetta, frère de Sol, elle s’inscrit dans la même optique de sobriété, sans surenchère interprétative, comme le confirme l’exécution du concerto de Boccherini, animée comme il convient, mais pleine de mesure.
Un programme que l’on pourra s’amuser à comparer avec celui de la tournée de concerts qui a démarré le 31 août, et dont l’escale française est prévue le 4 décembre à la Philharmonie de Paris.