Incroyable pour qui imagine Opera Rara arc-bouté sur l’opéra italien du primo ottocento : l’un de ses premiers titres fut Christopher Colombus, un pastiche d’œuvres oubliées de Jacques Offenbach sur un livret imaginé par Don White, le co-fondateur du label britannique, grand amateur du compositeur d’Orphée aux enfers. Depuis, plusieurs réalisations se sont ajoutées à la liste dont prochainement une très attendue Princesse de Trébizonde.
Un coffret réunit en ce début d’année trois de ces titres dans des versions remastérisées : Robinson Crusoé, Vert-Vert et Entre nous, une compilation d’airs rarement enregistrés. Heureuse initiative qu’il est regrettable de ne pas avoir accompagnée des livrets originaux (toutefois disponibles en ligne).
Aux portes de l’Opéra-Comique
Composé en 1867 concomitamment à La Grande-Duchesse de Gérolstein, Robinson Crusoé se range, après Barkouf en 1861, dans la catégorie des tentatives d’Offenbach pour forcer les portes de l’Opéra-Comique. Ce nouvel essai se solde par un échec, ou du moins un demi-succès – 32 représentations à mettre en regard la même année des quelque 200 levers de rideau de La Grand-Duchesse. « La pièce est décousue, diffuse ; elle se complique des situations les plus inattendues, elle ne se décide ni pour la bouffonnerie, ni pour le drame. De tout un peu, voilà son défaut »* écrit L’Illustration. L’Art Musical se montre encore plus sévère : « Ce ne sont ni le poème, ni le cadre qui ont trahi le compositeur, c’est sa propre faiblesse. Au lieu de forcer son talent, il aurait dû rester le premier dans son village »*.
Deux ans plus tard, Vert-Vert s’arme des mêmes intentions pour séduire le public de la Salle Favart et s’attire les mêmes reproches. L’Art musical persiste et signe : « L’auteur d’Orphée, de La Belle Hélène et de La Vie parisienne ferait bien de renoncer au théâtre que son genre bouffe ne lui permet pas d’aborder »*. Bon an, mal an, l’œuvre réussit à se maintenir l’affiche 54 soirs jusqu’au 10 septembre 1869.
Des ouvrages à (re)découvrir
Au faîte de sa gloire, voilà Offenbach victime de son succès. Le public est déconcerté par des partitions dont les prétentions tranchent avec le style de ses ouvrages à succès. La longueur des dialogues parlés est réduite pour laisser plus de place à la musique. Une page symphonique de huit minutes ouvre le deuxième acte de Robinson Crusoé ; l’ouverture de Vert-Vert approche les neuf minutes. Les airs font étalage d’exigences vocales supérieures. Marco Ladd dans le mince livret d’accompagnement du coffret mentionne l’air de Vert-Vert « Le bateau marchait lentement » mais on pourrait citer dans la même œuvre les couplets de Corilla « Les plus beaux vers sont toujours fades », ou dans Robinson Crusoé la valse brillante d’Edwige « Conduisez-moi vers celui que j’adore », un des rares numéros qui ait surmonté l’épreuve du temps.
Si vives soient les critiques cependant, les deux ouvrages regorgent de ces joyaux qui font le charme de l’œuvre d’Offenbach, qu’ils soient de nature enjouée ou au contraire baignés de tendre mélancolie. Certains d’entre eux préfigurent Les Contes d’Hoffmann qui, comme on le sait consacrèrent la revanche – posthume – d’Offenbach sur l’Opéra-Comique.
Faute de grives
En l’absence d’autres versions, les deux enregistrements font figure de référence. La direction d’orchestre peut sembler sage pour des oreilles habituées à des lectures offenbachiennes plus vivaces mais l’un et l’autre ont pour premiers atouts des chanteurs sinon rompus à ce répertoire, du moins capables d’en remplir les conditions. Certains ont fait quelque bruit dans le monde de l’opéra : dans Robinson Crusoé, Yvonne Kenny (Edwige) ; dans Vert-Vert, Jennifer Larmore (La Corilla), Lucy Crowe (Bathilde) Toby Spence (Valentin) et quelques-uns de nos meilleurs fantassins offenbachiens – Franck Leguérinel (Baladon), Sébastien Droy (Bellecour), Loïc Félix (Begerac). Dommage que le français, correctement chanté, soit souvent entaché d’accent britannique lorsqu’il est parlé. Quant à Robinson Crusoé, son plus gros défaut est d’avoir été traduit en anglais, ce qui a pour conséquence de modifier radicalement l’esprit de l’œuvre. Est-ce encore Offenbach ou déjà Gilbert et Sullivan ?
La boîte à pépites
Troisième roue du carrosse, Entre nous rassemble une quarantaine d’airs enregistrés en 2006, la plupart peu connus, ce qui suffit à rendre hautement recommandable la compilation. Voici déjà la barcarolle et l’oraison funèbre de Vert- Vert alors interprétées par Colin Lee. Voici des extraits du Voyage dans la Lune, du Roi Carotte ou encore de Maître Péronilla qui depuis ont retrouvé le chemin des scènes. Mais voici aussi « Ah ! Quelle douce ivresse » tiré de La Permission de dix heures, un opéra-comique créé à Ems en 1867, couplé avec Pomme d’Api lors de la première parisienne en 1873. Voici ciselées par Laura Claycomb les coloratures de « Dansons la Chaconne » de Monsieur et Madame Denis, un de ces délicieux ouvrages en un acte composé par Offenbach aux début des années 1860 pour les Bouffes-Parisiens. Voici par André Cognet et Elisabeth Vidal, le duo de Belle Lurette dont Léo Délibes termina l’orchestration. Voici les couplets de Canard dans L’île de Tulipatan caquetés par Loïc Félix. Voici la tyrolienne de La Diva yodlée par Colin Lee et Mark Wilde. Voici encore dirigées d’une baguette respectable par David Parry et confiées à d’excellents chanteurs tant de pépites que l’on espère un jour retrouver dans leur écrin intégral, sur scène ou au disque.
* Les citations sont extraites de l’incontournable biographie de Jacques Offenbach par Jean-Claude Yon (Editions Gallimard, 2000)