Doit-on toujours considérer Massenet comme un compositeur injustement déprécié ? La biennale de Saint-Etienne en France ou, à l’étranger, le travail réalisé par les époux Bonynge nous ont confirmé la valeur de celui que certains appelaient en son temps : « La fille à Gounod ». Pourtant, c’est encore sous l’angle de la réhabilitation que Jacques Bonnaure aborde le sujet dans ce nouveau volume de la collection Classica : étudier – une fois de plus – pourquoi Massenet provoque chez beaucoup une réaction de rejet et s’employer à contrer leurs arguments.
Dès l’avant-propos, les cartes sont posées : si Massenet n’est pas aimé, c’est qu’il est mal compris. Et s’il est mal compris, c’est que nous ne possédons pas les clés nécessaires pour goûter son art, tout comme il y a une cinquantaine d’années nous ne disposions pas des codes qui nous permettent aujourd’hui d’apprécier un opéra baroque. Même si, selon nous, d’autres paramètres interviennent (en premier lieu des interprètes capables de dire et d’exprimer comme il se doit cette musique), la thèse se défend et l’auteur la défend fort bien tout au long de ces 192 pages. Comme pour son Saint-Saëns (cf. notre recension), Bonnaure s’intéresse au compositeur au détriment de l’homme. Le format de la collection ne lui autorise pas davantage. Sainte-Beuve y trouve son compte, le lecteur un peu moins. Nous aurions aimé cerner de plus près une personnalité qui détestait son prénom au point de refuser qu’il figure en toutes lettres sur ses partitions. Les disciples du Docteur Freud trouveraient là grain à moudre. Tout comme demanderait à être passée au prisme de la psychanalyse la dimension érotico-religieuse des compositions de Massenet. Il leur doit d’être baptisé « musicien de la femme ». Jacques Bonnaure remarque à juste titre que cette réputation ne tient pas si l’on reprend un par un les titres de ses opéras : Werther, Le Cid, Don Quichotte, Panurge, Don César de Bazan… Le masculin occupe le devant de la scène aussi souvent que le féminin.
Ce qui fait aussi le prix de l’art de Massenet, et que Bonnaure ne manque pas d’utiliser dans sa démonstration, c’est la complexité d’une esthétique tissée à partir de multiples références. L’Espagne, l’Antiquité, le XVIIIe, le romantisme allemand… Autant de thèmes intelligemment assimilés qui jalonnent son œuvre (et qui par ailleurs ont guidé la structure du dossier que nous consacrons à Massenet à l’occasion du centenaire de sa mort*). On retrouve cette diversité dans la forme de ses ouvrages : grand opéra, opéra comique, drame sacré, comédie héroïque, épisode lyrique… Massenet a tout essayé, a tout composé.
Revient inévitablement la question de la valeur d’un compositeur au regard de la modernité de son écriture. Faut-il être avant-gardiste pour bénéficier des complaisances de la postérité ? Saint-Saëns disait : « On a beaucoup imité Massenet, il n’a imité personne ». Son influence auprès de ses successeurs fut effectivement grande, en France comme en Italie. Puis si l’on en juge à son seul palmarès, cet homme est un génie : premier prix de piano à 17 ans, premier prix de contrepoint et lauréat du prix de Rome à 21 ans, professeur au Conservatoire et membre de l’Institut à 36 ans, reconnu par les plus grandes institutions lyriques parisiennes à l’âge où d’autres commencent tout juste à vivre de leur art. Il a 25 ans quand l’Opéra Comique lui passe une première commande et 35 quand Le Roi de Lahore est créé au Palais Garnier en présence du président Mac-Mahon et de l’Empereur du Brésil. Tout cela, Jacques Bonnaure sait le raconter mieux que quiconque, lui qui avec ce nouvel ouvrage, se pose parmi les meilleurs avocats de la musique française. Pourquoi alors donner l’impression de baisser les bras quand il conclut son étude par « C’était toute une époque ». Non, Massenet n’est pas davantage une « époque » que Bizet, Verdi ou Wagner, à condition de ne plus le stigmatiser.
* Massenet par tous les chemins