« C’est dégoûtant mais nécessaire », chante-t-on dans Toi c’est moi, inoubliable opérette de Moisés Simons (1934). Le présent enregistrement de L’Amour masqué de Messager, œuvre créé dix ans avant, n’a absolument rien de dégoûtant, et tout de nécessaire. Il n’existait jusqu’ici en guise d’intégrale qu’un disque d’extraits gravés en 1970, diffusé en CD dans la série « Gaieté Lyrique » en 1994. On découvre ici avec admiration tout le raffinement de la partition conçue par un grand compositeur français, dont il serait temps par ailleurs de nous révéler bien d’autres œuvres injustement négligées. Messager avait bien sûr digéré le Debussy de Pelléas, dont il avait dirigé la création, mais aussi les diverses influences exotiques des danses de son temps. Outre le célébrissime « J’ai deux amants », la partition regorge de mélodies admirables, superbement orchestrées. Samuel Jean et l’Orchestre Régional Avignon-Provence charment nos oreilles pendant toute la durée de ces deux CD. Sur ce plan, succès complet.
Là où l’entreprise nécessaire s’avère délicate, c’est sur le plan des voix. Comment, en effet, oser L’Amour masqué quand ses illustres créateurs, Sacha Guitry et Yvonne Printemps, en ont gravé en 1941 les morceaux les plus fameux ? Quelle voix parlée pour succéder à l’auteur, ou à Jean Marais, qui tint le rôle de mai à août 1970 au théâtre du Palais-Royal, entouré d’une formidable équipe de chanteurs-acteurs (les deux servantes étaient Caroline Clerc et Arlette Didier, Robert Manuel était le baron, Dominique Tirmont le Maharadjah, et surtout l’inimitable Jean Parédès était l’interprète) ? Il est bien difficile aujourd’hui d’aligner une pareille brochette d’authentiques personnalités théâtrales. Malgré l’absence de toute indication dans ce livre-disque, il s’agit sans doute du concert mis en espace à l’Opéra d’Avignon le 9 février 2013, encore que l’absence totale d’applaudissements laisse imaginer qu’il pourrait s’agir d’une prise de son en studio. Pour une comédie au moins autant parlée que chantée, le théâtre aurait peut-être été mieux servi par la captation d’un spectacle. Personne ne joue faux, mais on sent que les artistes réunis ne sont pas toujours très à l’aise avec le texte, qu’ils peinent à habiter. Le texte paraît souvent bien long, faute d’être servi par de grands comédiens (la Comédie Française compte actuellement dans sa troupe assez de bons chanteurs pour envisager de programmer ce genre d’œuvres).
De ce fait, la musique est ici reine, et l’on chante mieux qu’on ne parle. Quand L’Amour masqué a été monté à Bordeaux en décembre 2012, Brigitte Hool tenait le rôle principal, et Christophe Rizoud s’interrogeait sur la nécessité de confier ce personnage à une voix aussi corsée. Rappelons en effet qu’Yvonne Printemps n’a jamais abordé ni Verdi ni Gounod ; quand L’Amour masqué fut monté en 2009 par le CNSM, on put entendre dans le rôle d’Elle la toute jeune Julie Fuchs. La mezzo suisse Sophie Marilley est encore une inconnue, mais la voix est fort belle et la diction suffisamment claire. Seul manque cet esprit, ce piquant qu’on attendrait d’une plus forte personnalité. Ses deux servantes sont elles aussi très bien, et ont l’avantage dans le parlé d’avoir un texte plus facile à rendre vivant. Le ténor Olivier Dumait s’efforce d’être amusant en Interprète, mais autour de lui, tout le monde est un peu pâle. Peut-être aurait-il fallu se montrer un peu moins délicat, finalement, et ranimer cette fort belle musique en y distribuant des interprètes d’une autre trempe. Enfin, ce n’est là que le premier numéro d’une collection intitulée « Sacha Guitry en musique », à laquelle on souhaite succès et longue vie.