Ceux qui le découvrent aujourd’hui, dirigeant aussi bien les opéras que les symphonies de Mozart, ignorent peut-être que René Jacobs fut d’abord un contre-ténor parmi les plus en vue de sa génération, doublé d’un redoutable polémiste. Sa discographie chez ACCENT alterne le meilleur – l’Orfeo ed Euridice de Gluck avec la Petite Bande [ACC 30048], jalon indispensable de l’histoire de l’interprétation, les German church cantatas and arias [ACC10012] où le sublime (Muß der Tod de Buxtehude) côtoie l’invention la plus débridée (Ach Herr, strafe mich nicht de Telemann) – avec l’impossible – un Purcell outrageusement appuyé et plombé [ACC 10002] –, mais également avec l’improbable : ces ariettes et cavatines qui viennent d’être rééditées en collection économique.
« Quand un haute-contre rivalise avec Marilyn Horne. Hilarant. » Ainsi ricanait Le Monde de la Musique,quelques années après la parution de ce récital singulier et alors que Nella Anfuso partait en croisade contre les falsettistes[1]. Il est épinglé, tout comme d’ailleurs le fascinant Stabat Mater de Pergolesi gravé par René Jacobs avec Sebastian Hennig (Harmonia Mundi)aHarHarmonia Mundi), dans une sélection discographique au titre éloquent : « Quand les baroqueux font feu de tout bois ». Lorsque ACCENT décide d’enregistrer ce disque, en janvier 1981, il ne faut pas être grand clerc pour deviner les levées de bouclier qu’il va déclencher. Certes, vingt-cinq ans plus tard, l’album Rossini de Max-Emanuel Cencic (Virgin) ne fait pas exactement l’unanimité, pas plus que les duos rossiniens de Marco Lazzara et Annick Massis (Forlane), mais ils n’ont pas enflammé le petit monde de la musique classique ni alimenté la querelle des Anciens et des Modernes ! De nos jours, les contre-ténors font partie intégrante du paysage musical au point qu’il est difficile d’imaginer la violence des réactions qui ont pu accueillir, en leur temps, les ariettes et cavatines romantiques revisitées par René Jacobs ou les Dichterliebe de Paul Esswood (Hungaroton). Conscient de son audace, le Gantois prend la plume pour défendre l’entreprise.
René Jacobs n’a pas encore publié sa fameuse Controverse sur le timbre du contre-ténor [2], mais il énonce déjà son credo : la haute-contre de la fin du XVIIIe siècle liait les registres de poitrine et de fausset, à l’instar des castrats dont l’ambitus était beaucoup plus étendu et la voix « plus expressive que celle des faussets parce que les contrastes de timbre des deux registres étaient mieux exploités ». A l’époque, Jacobs s’autoproclame volontiers « haute-contre » et soutient que : « les gens qui me prennent pour un falsettiste n’ont pas d’oreille ». De fait et contrairement à la plupart des falsettistes appelés indifféremment « contre-ténor » et « haute-contre », il utilise abondamment son registre de poitrine qu’il a exploré bien avant le fausset. Cet élève de Louis Devos et d’Erik Werba a débuté dans le chant comme ténor, catégorie vocale dans laquelle il fut même 1er lauréat du concours international de lied de Gand. En revanche, rien ne permet d’affirmer que la liaison des registres était monnaie courante chez les ténors hautes-contre ni, d’ailleurs, que » la technique de haute-contre atteint un niveau équivalent à celui de certains castrats » à la fin du XVIIIe siècle. Au contraire, quand on lit les nombreuses critiques dont elles faisaient alors l’objet, on comprend que beaucoup de hautes-contre forçaient leurs moyens pour atteindre cette tessiture, au péril de l’intonation, et n’utilisaient pas la voix mixte. Jacobs rapproche ensuite la technique des ténors Giovanni Davide et Giovanni Battista Rubini (« des ténors au timbre de fausset ») de celle des hautes-contre, mais aussi du castrat Velluti, en insistant sur cette liaison des registres, qu’il souligne encore chez Giuditta Pasta (interprète de la cavatine de Tancredi).
Las ! Le répertoire abordé ici surexpose les nasalités et les aigreurs d’un instrument qui n’a jamais été intrinsèquement séduisant, mais que l’habile musicien a su transcender à la faveur de pages propices – écoutez seulement la Passion selon saint Jean de Scarlatti, enregistrée quelques mois plus tard (EMI/Deutsche Harmonia Mundi). En l’occurrence, les contrastes entre poitrine et fausset sont souvent excessifs et brisent la ligne. Loin de servir l’expression, ils agressent l’oreille et nous détournent du discours musical. Malheureusement pour lui et pour nous, René Jacobs ne réalise pas cette fusion des registres qu’il admire volontiers chez Pavarotti. Il déploie une voix hétérogène au possible dont les changements d’émission et de dynamique donnent parfois le mal de mer (« Vaga luna, che inargenti »). On en vient à pousser un soupir de soulagement lorsque l’écriture d’une pièce (« Guarda che bianca luna ») limite ces décrochages abrupts. Le chanteur se montre extrêmement précautionneux : sachant qu’il avance en terrain miné, il se concentre sur les difficultés vocales au détriment du lyrisme et de la sensibilité, perceptibles ici et là (« Dolente immagine », « Da voi, cari lumi »), et prive notamment le vaste récit du « Pescatore » (Donizetti) de colonne vertébrale comme de fluidité. C’est d’autant plus dommage que Jacobs, toujours prompt à sortir des sentiers battus, jette son dévolu sur des Beethoven relativement peu donnés et qui s’intègrent parfaitement au programme. Mais il suffit de réécouter Cecilia Bartoli, par exemple, dans « In questa tomba oscura » (Cf. le récital « Italian Songs » DECCA), pour mesurer ce qui sépare une exécution scolaire d’un véritable investissement et d’une interprétation aboutie. En outre, les mots ne sont pas toujours intelligibles (« Beato quei che fido amor »), une carence particulièrement surprenante chez un artiste d’ordinaire si attentif au texte et à la rhétorique.
David Daniels a beau isoler son registre de fausset, ses ariettes de Bellini distillent leur charme et la comparaison s’avère cruelle pour son aîné (« Vaga luna, che inargenti », Cf. l’album « A Quiet Thing », Virgin). Si on réécoutera demain encore Max Emanuel Cencic, mais pas René Jacobs dans la cavatine de Tancredi, et Jochen Kowalski (Capriccio) plutôt que Paul Esswood dans les Dichterliebe, cela ne tient évidemment pas à la liaison des registres. Ils ont compris ces œuvres et ils ont su se les approprier, chacun avec ses ressources et sa vocalité particulière. Tout le reste est littérature, conjectures, vaines ratiocinations et chimères. Qui saura jamais comment sonnait la voix de Jélyotte, celle de Velluti ou de Davide ?
Bernard SCHREUDERS
[1] Le Monde de la Musique n°89, mai 1986.
[2] René Jacobs, La controverse sur le timbre du contre-ténor. Paris, Actes Sud, 1985.