De la Médée de Cherubini, on pourrait dire que les enregistrements se comptent sur les doigts d’une main, surtout face à Medea, tellement plus commode à interpréter car en italien et avec des récitatifs. Si l’on s’en tient au DVD, on trouve quelques divas italiennes qui se déchaînent dans un rôle en or (Gavazzeni-Mazzola chez Studio Dom, Antonacci chez Hardy Classics, et plus récemment Chiara Taigi chez Pan Dreams) mais en français, il n’y a rien à part la version empesée, avec comédiens doublant les chanteurs, qu’avait voulue Pierre Jourdan à Compiègne, en 1996. Il y avait donc largement place pour une nouvelle version, et Bel Air classiques a eu mille fois raison d’immortaliser lors de sa reprise en 2011 (et avant son arrivée au Théâtre des Champs-Elysées en décembre 2012) le spectacle créé à La Monnaie de Bruxelles en 2008. Krzysztof Warlikowski y livre en effet sa production la plus aboutie, débarrassée de quelques tics : on ne trouvera ici ni vieillards ni pissotières, même si certains jugeront sans doute irritante la réécriture intégrale – par Warlikowski et son dramaturge Christian Longchamp – des dialogues parlés, qu’accompagnent divers bruitages (tonnerre, goutte à goutte, cigales…). Pierre d’achoppement de la plupart des versions existantes, la déclamation grandiloquente est remplacée par un texte le plus souvent bref, mais parfois dérangeant par sa modernité crue qui tranche avec le style noble des airs. Cela dit, le librettiste François-Benoît Hoffman n’était pas Racine, et ces nouveaux dialogues sont sans doute plus abordables pour une distribution très largement confiée à des non-francophones, dont on ne peut que louer l’effort magistral de prononciation (le petit accent germanique de l’héroïne évoque un peu Marthe Keller). Surtout, au lieu d’une parodie de tragédie bramée par de mauvais acteurs, on a enfin affaire à un moment de vrai théâtre vivant, avec cette Médée en clône d’Amy Winehouse venant semer la pagaille le jour du remariage de son ex.
Dans un décor éclairé par des néons et composé de parois tantôt transparentes, tantôt opaques, plein de reflets et d’ombre, les vitres-miroirs laissent voir des murs de briques couverts de graffitis, tandis que sur les côtés, des structures métalliques accueillent deux statues, Vierge à l’enfant à gauche, Pietà à droite, Christ en vie contre Christ mort. Avant le lever du rideau et à l’entracte, des films amateurs datant de l’après-guerre sont projetés (mariages, cours de récréation), pendant que sont diffusées des chansons des sixties. Heureusement, cette musique en boîte reste discrète et n’entre jamais en concurrence avec celle de Cherubini qui, faut-il le rappeler, est un absolu chef-d’œuvre, surtout admirablement servie par Christophe Rousset, dont la direction vibrante et dramatique magnifie une partition constamment inspirée.
On l’a dit, les francophones sont rares, mais quel plaisir d’entendre, même dans un rôle très bref, la toujours délicieuse Gaëlle Arquez, première servante présente tout au long du spectacle, apparemment unie par une complicité louche avec Créon. Avec ce personnage, Vincent Le Texier renoue avec un répertoire qu’il a jadis fréquenté (on se souvient par exemple de son Jupiter dans Platée à Garnier) : désormais habituée à des emplois beaucoup plus lourds, sa voix parvient encore à se couler dans ce moule pré-romantique. Silhouette à la Jean Seberg, visiblement névrosée, sa fille Dircé nous place d’emblée loin des cruches habituelles ; le timbre cristallin et la vocalise précise de Hendrickje Van Kerckhove sont parfaitement à leur place dans le rôle. On n’en dira pas forcément autant de Christianne Stotijn en Néris. La mezzo néerlandaise ne trouve peut-être pas dans cette musique son terrain d’élection : le timbre est beau, mais le style est celui d’un répertoire plus tardif. Et le français paraît curieusement plus exotique que celui de ses collègues. Passé un premier air plein d’une élégance châtiée, Kurt Streit, Jason à dreadlocks, se montre un peu plus à la peine mais conserve un français très clair même dans la véhémence de ses affrontements avec Médée. Avec une interprète telle que Nadja Michael, la magicienne de Colchide est un personnage de chair et de sang. Quelle actrice ! Bras tatoués, petite robe noire en latex, la soprano allemande exhibe sa grande voix (elle a à son répertoire Salomé, Lady Macbeth et Leonore de Fidelio), à l’aise dans les écarts et les sauts d’octave, même si la justesse des aigus laisse parfois à désirer. Mais contrairement à la Médée de Mayr qu’elle a également chantée (DVD Arthaus), la partition de Cherubini, qui relève d’une tout autre esthétique, ne lui pose pas du tout les difficultés que présentaient pour elle les vocalises de Medea in Corinto. Cette Médee-là fait vraiment peur, et l’on est fasciné par chacune de ses interventions, par chacun de ses gestes. Merci, Christophe et Krzysztof, Rousset et Warlikowski, d’avoir ainsi redonné vie à la version française du drame de Cherubini.