Si Charpentier n’a pas connu un destin aussi tragiquement fulgurant que son exact contemporain Henry Purcell, il partage avec l’Orphée britannique pas mal de points communs : une œuvre incroyablement prolifique et un génie qui s’affirme dans pratiquement toutes les formes musicales répandues à l’époque, y compris dans des genres qualifiés de mineurs, comme des airs à boire ou des chansons lestes.
Au royaume des Airs de cour
Le nouvel album que propose Château de Versailles Spectacles explore un genre qui fait fureur au XVIIe siècle en France : l’air de cour. On retient habituellement de ce genre la forme monodique, avec accompagnement de luth. Tout en se cantonnant à l’œuvre du seul Marc-Antoine Charpentier, Stéphane Fuget et son ensemble Les Épopées nous en montre toutes les facettes : solo, duo, trio, a cappella ou accompagné d’un riche continuo, airs sérieux, airs à boire, panégyrique au Roi Louis, la diversité parcourt les 29 plagzes de ce généreux album (76’29 »).
Parmi les airs sérieux, on trouve les Stances du Cid. Dans la tragédie de Corneille, la scène 6 du premier acte compte six stances, mais seules les trois premières nous sont parvenues dans la mise en musique que Charpentier a signée. Le Mercure galant, périodique mensuel dirigé par Jean Donneau de Visé – avec qui Charpentier a collaboré sur plusieurs pièces de théâtre – proposait régulièrement à ses lecteurs des airs de Charpentier, dont ces trois stances.
La qualité littéraire des autres titres, souvent de nature populaire pour les airs à boire, ne peut évidement rivaliser avec celle des vers de Pierre Corneille. Les airs sérieux explorent tous les états d’âme amoureux dont se gargarisaient les précieuses de l’époque, peuplés de bergers et bergères, qui se pâment, se courtisent ou se lamentent. Tircis y cotoie Climène, et on se retrouve en plein dans le pays imaginaire de « Tendre », qui fut même cartographié, comme une topographie du comportement amoureux.
Quelques tranches de vie
Certains morceaux restituent de manière fort vivace cette époque. Ainsi le vin clairet qu’un Tourdion célébrait déjà au début du XVIe siècle, semble toujours avoir les faveurs (n°8) des tavernes un siècle plus tard. « Ne fripez pas mon bavolet » met en scène une jeune paysanne montée à Paris, tout aussi déterminée à protéger sa coiffe – ce fameux bavolet – que son honneur, avec son langage de provinciale dont on devine l’accent.
Une distribution idéale
Pour défendre ce répertoire, en partie déjà défriché, Fuget s’est entouré des meilleures voix : Gwendoline Blondeel et Claire Lefilliâtre (dessus), Cyril Auvity (haute-contre), Marc Mauillon (taille) et Geoffroy Buffière (basse). Chacune et chacun ont déjà prouvé leur excellence dans la musicale vocale du XVIIe, et souvent bien au-delà. Les timbres se marient harmonieusement, tout en conservant un caractère nettement identifiable. Claire Lefilliâtre reste une interprète formidable, avec ce grain de voix qui vous touche l’âme immédiatement, d’une pureté tellement émouvante, même quand elle chante des airs lestes. Elle possède une maîtrise du vibrato exemplaire, et son sens de l’ornementation n’est jamais pris en défaut. Le soprano de Gwendoline Blondeel, un peu plus acidulé, fait merveille dans les registres aigus. Chez les messieurs aussi, la classe et le style sont au rendez-vous, et ils nous régalent de leur français à l’ancienne, comme de leur jeu investi et de leurs appoggiatures langoureuses.
Pour les accompagner, Stéphane Fuget tient le clavecin, avec toute la fantaisie requise. Du côté des codes pincées aussi, Pierre Rinderknecht et Léo Brunet se partagent théorbe et guitare dans un style irréprochable. Alice Coquart (basse de violon) et Mathias Ferré (basse de viole) assurent les fondations musicales, la basse sur laquelle repose tout l’édifice.
Á consommer avec modération
Est-ce l’accumulation hétéroclite de pièces dépourvues de lien entre elles ? L’album aurait-il mieux fait de limiter sa durée, afin d’éviter une certaine lassitude ? Toujours est-il qu’une écoute ininterrompue de ce CD finit par engendrer une certaine saturation. Peut-être cela tient-il au genre même de ce répertoire, naturellement mineur, alors que Charpentier nous a laissé des chefs-d’œuvre d’un autre calibre. Gardez donc ce recueil de mignardises à portée d’oreille, afin de pouvoir régulièrement en savourer l’une ou l’autre.