Surtout ne pas voir dans cet intitulé provocateur, une revendication féministe, tant s’en faut. Comme il était d’usage dans les collèges de Jésuites, seuls les garçons et les hommes participaient aux pièces en latin, auxquelles prenait part la musique, dès les années 1680 (*). Partout, annuellement, était donnée une nouvelle composition, écrite pour la circonstance. David et Jonathas est – à ce jour – le seul opéra de collège à nous être parvenu dans son intégralité, texte et musique. A la différence des versions enregistrées antérieures, où Jonathas était confié à une soprano adulte, cette version est la première à confier le rôle à un enfant. Par-delà le souci de fidélité à l’interprétation voulue par le compositeur, l’émission juvénile de l’un des Pages du CMBV (Natacha Boucher) surprend et émeut. Il en va de même des bergers, captifs et coryphées. Les chœurs (Chantres et Pages) animés depuis trente ans par Olivier Schneebeli constituent le principal atout de cette version, qui suit de peu celle, également remarquable, de Gaétan Jarry. Les parties de dessus sont ainsi tenues par les Pages (2). Le texte – essentiel – est servi avec une diction (moderne) exemplaire, dont l’intelligibilité est constante. La déclamation des passages parlés participe également à la dramatisation intense qui porte l’ouvrage. L’orchestre, à quatre parties de cordes, avec, ponctuellement, flûtes et hautbois, se montre remarquable, tout comme la basse continue (3), conforme à ce que l’on sait des conditions de création de l’ouvrage. La prise de son, dépourvue de l’excessive réverbération de certaines versions, restitue la force et l’intimité souhaitables. A cet égard, le chef fait le choix de ne pas tenter de reconstituer la page arrachée de l’ample chaconne du II et en tire le meilleur parti en suspendant la formidable progression musicale par le silence.
L’opéra aurait pu s’intituler Saül, dont la figure domine le drame, du prologue au dénouement. Ainsi, loin des modèles allégoriques de Lully, nous sommes introduits dans l’action dès le prologue, rappelant la malédiction qui pèse sur Saül : l’Ombre de Samuel lui révèle sa propre mort comme celle de son fils, Jonathan. C’est bien à une tragédie que Charpentier nous convie, de « bruit et fureur », mais,toute l’action se déploie dans la tragédie latine, entre les actes de laquelle la musique s’insère, avec fort peu de récitatifs (4). Seuls le prologue et le dernier acte échappent à cette privation d’action. La complexité et l’intelligence de la construction forcent l’admiration. Pour ne retenir qu’un exemple, alors que la mort de Jonathas nous étreint, la banalité délibérée du triomphe final de David (où Achis et le peuple le célèbrent) relève du génie.
L’esprit de troupe est une des autres caractéristiques de cet enregistrement : la personnalité d’Olivier Schneebeli impose à ses ensembles une complicité idéale avec les solistes, qui lui sont souvent redevables de leur formation initiale. Le Saül impérieux et pathétique, shakespearien, que campe David Witczak impressionne par sa justesse et sa vigueur. Le roi, torturé par ce destin que lui promet sa disgrâce, abandonné de son Dieu, est d’une vérité dramatique surprenante, exceptionnelle. Dès le prologue, mais encore davantage au troisième acte (« Objet d’une implacable haine »), où il ne peut maîtriser sa violente colère, et, surtout, au cinquième, son désespoir à la mort de Jonathas. Le David que nous vaut l’ancien chantre Clément Debieuvre a la projection requise pour exprimer toute la palette des sentiments du futur roi. L’émission est solaire, chaleureuse, comme grave (« Souverain juge des mortels », au III), et la mort de Jonathas, poignante, est un sommet, traduite ici de façon magistrale. Jean-François Novelli donne à Joabel, jaloux de David, l’ambigüité et la noirceur attendues. La Pythonisse, sorcière d’Endor, de Jean-François Lombard, pourrait rivaliser avec toutes ses descendantes de l’opéra romantique. L’impressionnante apparition de l’Ombre de Samuel, sur des basses inouïes, est confiée à Edwin Crossley-Mercer, qui sert fort bien le rôle,comme celui d’Achis. On a dit tout le bien que l’on pensait de ce Jonathas émouvant, en proie au déchirement entre son amour pour son père, Saül, et celui partagé avec David. Le timbre de Natacha Boucher est lumineux, sa fraîcheur et sa relative fragilité renouvellent l’écoute.
Un enregistrement, servi par une équipe exemplaire, appelé à faire date, tant par ses choix esthétiques que par sa vie.
(1) « Les Jésuites se défendent de mettre la moindre femme et le moindre trait de galanterie… » (Lecerf de La Viéville). (2) La vie de Charpentier fut dominée par les Jésuites : recommandé par Mademoiselle de Guise, il compose pour les trois collèges parisiens qu’ils gèrent. Le collège Louis-le-Grand comptait alors 2000 écoliers, et leur pratique régulière du chant devait permettre de constituer un excellent pupitre. (3) deux claviers (orgue et clavecin), deux théorbes, une basse de violon et une viole de gambe, un basson. La toute première version – méritoire – de Corboz, pêchait surtout par la faiblesse de son orchestre. Ici, rien de tel. (4) à la tragédie latine du Père Chamillart (perdue) ont été substituées six stances de Godeau, découvertes à cette occasion : on n’en connaissait plus guère que son adaptation des psaumes, destinée à concurrencer celles de Clément Marot et de Théodore de Bèze, que la Réforme avait diffusées.