Il aura fallu que Lully disparaisse (en 1687) pour que Charpentier puisse enfin donner sa pleine mesure, à travers son unique contribution à la tragédie lyrique. Cinq ans auparavant, David et Jonathas, était la plus belle des promesses. La mort de son rival allait enfin permettre l’affirmation de son génie à l’Académie royale de musique, avec Médée, dont le livret de Thomas Corneille, adapté de la tragédie de son frère aîné, Pierre, revêt une qualité exceptionnelle. Si le moule lullyste est conservé, le discours dramatique et musical s’enrichit pour atteindre des sommets d’émotion inégalés. La subtilité de l’écriture, la richesse de l’harmonie, la déclamation fluide, le naturel des enchaînements servent à merveille à traduire les émotions, l’amour, la souffrance, la vengeance, de façon poignante.
C’est Nadia Boulanger qui, la première, en 1953, osa en graver des extraits. Mais l’ouvrage, longtemps oublié ou méprisé, ressurgit dans sa quasi-intégralité à la faveur de l’initiative de Jean-Claude Malgoire (1963), puis, il y a quarante ans, de Michel Corboz et de l’opéra de Lyon qui le donnèrent dans une mise en scène de Robert Wilson. Simultanément, William Christie nous en offrait son premier enregistrement complet, dont l’aboutissement fut la production scénique de 1993 (avec une distribution renouvelée, dans la mise en scène de Jean-Marie Villégier). Sa gravure pour Erato constitua la référence jusqu’aujourd’hui. Des productions récentes, on retiendra celles d’Emmanuelle Haïm, avec Pierre Audi (TCE 2012) lien https://www.forumopera.com/spectacle/de-la-musique-avant-toute-chose/, de William Christie avec Homoki à Zürich (2017). La même année, Versailles avait accueilli une belle production de Toronto. En 2019 c’était celle de David McVicar (après Londres), dirigée par Leonardo García Alarcón, à Genève (https://www.forumopera.com/spectacle/marc-antoine-charpentier-medee-geneve-splendide-et-profanee/). Quant à Hervé Niquet, il fréquente Médée de longue date : sa première lecture intégrale remonte à 2002, à Toronto, suivie en 2004 de Versailles, avec Stéphanie d’Outrac. L’histoire de l’interprétation de cette tragédie lyrique essentielle reste à écrire.
Enfin vint ce concert du 23 mars 2023, au TCE, anticipant le présent enregistrement, qui rebat les cartes. D’abord par l’approche la plus documentée, la plus juste d’Hervé Niquet, secondé par Benoît Dratwicki (1), dont la connaissance intime des œuvres et de leurs conditions d’exécution est inestimable. Pour ce faire, le chef a non seulement réuni les instruments requis, les meilleurs, dans l’exact effectif de la création, mais aussi dans leur placement inhabituel. Ainsi distingue-t-il le riche ensemble en charge du continuo et des airs intimistes, mais jamais des danses, d’un formidable orchestre (quatre bassons et quatre hautbois, jouant des flûtes à bec, les basses de violon, derrière lesquels prennent place les autres cordes). Exceptionnelle, cette disposition, bien restituée à l’écoute, valorise les timbres, les contrastes, en favorisant les basses sépulcrales des scènes infernales. Sans oublier, bien sûr, la trompette et les timbales obligées du prologue et des scènes martiales.
Ensuite, il réunit une distribution homogène, rompue au chant baroque français, sans la moindre faiblesse, qui renouvelle heureusement l’approche. L’épaisseur humaine de chacun est réelle. La langue de Thomas Corneille n’a rien à envier à celle de son illustre aîné. La constante clarté du propos, servie par une diction soignée, mérite d’être soulignée : chaque mot trouve son juste poids. Le prologue, aussi conventionnel que ceux de Lully, dépourvu de récitatifs, est une ode à la gloire de Louis XIV. La déclamation chantée en est exemplaire. Contrasté, renouvelé, des aspects pastoraux aux figures martiales, on écoute ce prologue avec bonheur, même si le lien au drame dont nous allons être les témoins paraît ténu.
Comme l’écrit Benoît Dratwicki dans le livret d’accompagnement, « Médée est cent fois plus touchante par son humanité que tous les autres rôles imaginés pour la scène lyrique avant et après elle ». Libre et sincère, passionnée et passionnante, son évolution captive l’auditeur, écrasant ses partenaires hypocrites et lâches. Elle porte tout l’ouvrage, dès son « Jason est un ingrat, Jason est un parjure ». Dans ce rôle très lourd, vocalement et psychologiquement l’immense tragédienne qu’est Véronique Gens a-t-elle été plus investie ? Son art consommé de la progression dramatique culmine au début de l’acte III et son lamento « Quel prix de mon amour » qu’elle chante divinement. « Noires filles du Styx », son invocation aux puissances infernales fait frémir. Toutes ses interventions nous captivent. Ses qualités vocales ne sont plus à souligner. L’énergie, la conduite de la ligne, le souffle, la projection permettent à Médée de nous bouleverser, quelle que soit l’horreur de son crime.
Jason, le guerrier courageux, l’homme faible, lâche, emprunte la voix puissante de Cyrille Dubois. Le caractère héroïque, viril, mais aussi sensible est servi par une émission claire, arrogante comme touchante. La beauté du timbre, l’ampleur de la voix servent aussi bien sa duplicité et sa tendresse, sincère pour Créuse, dont il est épris. Thomas Dolié, dont on connaît également le riche parcours, campe un Créon, puissant et retors roi de Corinthe, avec une santé vocale, une autorité indéniables. La scène de la folie est magistrale : « Noires divinités », certainement un des airs les plus aboutis de tout le répertoire baroque, est un des moments les plus forts de l’ouvrage.
Judith van Wanroij incarne une exceptionnelle Créuse, malgré le peu de sympathie que suscite le personnage. La voix, servie par une technique d’excellence, se prête à tous les états d’âme de celle qui sera promise à la terrible vengeance de Médée. Son ultime apparition, avec son dialogue puis son duo avec Jason figurent parmi les passages les plus émouvants. Oronte est confié à David Witczak, solide basse-taille, qui donne toute sa mesure dans son dialogue avec Jason, puis avec Médée au début du IV. Après avoir incarné la Victoire au prologue, Hélène Carpentier nous vaut une Nérine sensible et ravissante, dès la première scène. L’autre confidente, celle de Créuse, Cléonte, est Jehanne Amzal, qui chante aussi l’Italienne (entre la chaconne et la passacaille du II). Quelle que soit la diversité de ses apparitions, c’est toujours du bonheur. On regrette de ne pas écouter davantage Floriane Hasler, somptueux dessus, qui n’intervient, avec autorité, que dans le prologue (Bellone). Pour finir, n’oublions pas une autre familière de ce répertoire, Marine Lafdal-Franc, bien qu’on ne l’entende qu’à travers trois figures épisodiques, outre la Gloire. Au même titre que ses partenaires, elle participe pleinement à la vie de l’ouvrage. Les trois hommes du prologue (Adrien Fournaison, baryton, David Tricou, haute contre et Fabien Hyon, ténor) sont tout aussi complices dans les scènes infernales du troisième acte (« L’enfer obéit à ta voix », puis « Non ! les plus heureux amants », avec le chœur), après avoir incarné des personnages secondaires. Les voix, clairement caractérisées, forment un ensemble idéal.
De 3 à 5 parties, dans toutes les combinaisons harmoniques et contrapuntiques, les chœurs sont animés d’un souffle constant. Dès le prologue, ils s’affirment comme un acteur essentiel, puis on retiendra particulièrement le chœur de Corinthiens et d’Argiens (« Que d’épais bataillons », où aux quatre voix des premiers s’ajoutent les trois des seconds), le « S’on gusti dolori » qui précède la passacaille, « L’enfer obéit à ta voix »,… « Ah funeste revers ». Les chanteurs du Concert spirituel témoignent d’un engagement qui fait merveille.
Les qualités d’Hervé Niquet sont connues. Toujours attentif à la souplesse de l’expression, il communique de l’allant, de l’énergie, mais aussi le sens de la gravité, du solennel, du tendre comme du tragique. Tout fait sens. Equilibres, oppositions, dynamique et soutien sont les maîtres mots. Les danses, bien que codifiées, invitent au mouvement, toujours souples, parfois bondissantes. La chaconne et la passacaille du deuxième acte sont particulièrement abouties. L’orchestre, redoutable, impérieux, toujours complice, avec ses cordes denses, ses vents incisifs ou charmeurs, terribles, est aussi un merveilleux accompagnateur (« Que je serais heureux », de Jason… « Noires divinités » où Créon sombre dans la folie…). L’opposition entre le continuo et le grand orchestre participe pleinement à la réussite de la production.
Cette gravure, magistrale, surclasse sa principale concurrente, reléguant au rang de témoignages de valeur les enregistrements qui firent notre bonheur. L’étroitesse de certaines voix, l’acidité de telle Médée, la retenue, la justesse incertaine de certains passages, ont fait place à une maîtrise générale, qu’on n’imagine pas détrônée de sitôt.
(1) On réécoutera avec profit le podcast B.Dratwicki et H. Niquet (https://www.forumopera.com/podcast/herve-niquet-par-benoit-dratwicki/)