Mozart domine le répertoire lyrique, et toutes les résurrections et redécouvertes n’y changeront rien. De tous les compositeurs du XVIIIe siècle, il restera le plus joué. Pourtant, même sans s’éloigner de Vienne, il est loin d’avoir été le seul à connaître en son temps le succès sur la scène lyrique. Et même si l’on parle de génie, il avait alors à qui parler. Forum Opéra s’est déjà interrogé sur le cas de Gluck : pourquoi ce compositeur, qui fut à la fois un excellent producteur d’opera seria, et qui révolutionna le genre par sa réforme, est-il aujourd’hui généralement dédaigné, à l’exception d’une poignée de titres qui refont surface régulièrement ? Le disque Classic Vienna vient nous rappeler à propos que Wolfgang Amadeus ne fut pas le seul (très) bon élève, et que ses aînés d’une ou deux générations méritent aussi notre intérêt. Plutôt qu’un programme tout Mozart, ce récital braque donc les projecteurs sur Joseph Haydn, avec des extraits d’œuvres rigoureusement contemporaines de celles du Salzbourgeois, et sur Christoph Willibald Gluck, dont le célébrissime Orfeo fut créé alors que le petit Wolfgang n’avait que six ans, mais dont l’Armide fut offerte au public parisien deux ans après la création de La finta giardiniera. Et ces messieurs s’illustrèrent autant dans la tragédie mythologique que dans l’opéra comique ou dans l’air de concert, au même titre que Mozart.
Ce sont donc plusieurs bons points que marque ce disque en proposant quelques airs beaucoup moins fréquentés que les habituels morceaux rabâchés : « Parto, ma tu ben io » et « Ch’io mi scordi di te » n’ont rien de raretés, mais « Il padre adorato » d’Idamante n’est pas si souvent retenu en récital. Pour Gluck, bravo d’avoir évité un énième « Che farò senza Euridice », en lui préférant le magnifique « Che puro ciel », et d’être allé chercher un très bel air dans le trop peu joué Paride ed Elena. Chez Haydn, la Scena di Berenice est certes un cheval de bataille pour beaucoup de chanteuses, mais l’air « Se non piange un’ infelice », tiré de L’isola disabitata, est un choix bien plus inusité.
Ces airs, tantôt destinés à des castrats (Vincenzo del Prato pour Idamante, Domenico Bedini pour Sesto, Gaetano Guadagni pour Orfeo, Giuseppe Millico pour Paride), tantôt à des femmes (Nancy Storace pour « Ch’io mi scordi di te », Barbara Ripamonti pour L’isola disabitata, Brigida Giorgi Banti pour la Scena di Berenice), Lena Belkina se les approprie le temps d’un disque. On a notamment pu applaudir cette jeune mezzo originaire d’Ouzbekistan dans Eugène Onéguine à Limoges, et tout récemment en Rosine à Genève. De manière générale, la voix semble un peu exagérément couverte, à tel point que les notes les plus aiguës des vocalises, qui échappent à ce procédé, en paraissent stridentes. Si son Sesto initial ne retiendra pas forcément l’attention, son Idamante est bien plus convaincant, et la chanteuse propose une superbe interprétation de « Ch’io mi scordi di te » (sur le même texte que chantait en 1786 Idamante devenu ténor), avec des reprises très joliment ornées. Les Gluck déploient un charme incontestable. Pour la Scena di Berenice, dommage sans doute que l’on ait encore dans l’oreille l’assez inoubliable version que Lea Desandre vient justement d’en graver. Dirigé d’une main ferme par Andrea Sanguineti, l’orchestre de la radio viennoise offre à la chanteuse un soutien tout à fait adéquat, et l’on peut juger de ses qualités dans les trois ouvertures réunies sur ce disque.
A peine trentenaire, Lena Belkina est encore une artiste pleine de promesses, dont on suivra le parcours avec intérêt.