Quelle meilleure introduction à cette année Debussy que l’essai offert par Philippe Cassard ? Chacun en connaît la personnalité attachante, qu’il s’agisse de l’interprète, du producteur-pédagogue des Notes du traducteur, ou tout simplement de l’homme qui, généreusement nous fait partager les trésors, connus ou cachés, de cette musique qu’il sert si bien. Il n’est certainement aucun pianiste dont la fréquentation permanente de tout Debussy soit aussi longue et approfondie*. Pour autant, son admiration profonde ne tombe jamais en une dévotion suspecte : son amour est sincère et lucide. Il a lu l’abondante correspondance et a ainsi renforcé son intimité à Debussy. Pas moins d’un chapitre est consacré aux sources non musicales de la connaissance du compositeur. Bien que le plus sérieusement documenté possible, Philippe Cassard n’entend pas faire œuvre de musicologue : l’interprète nous entraîne dans « un voyage poétique au cours duquel […] Debussy et lui-seul s’impose et demeure ». Moins de 70 pages permettent de balayer la biographie, essentielle, non sans de multiples observations toujours bienvenues. Jamais redondantes par rapport aux sommes musicologiques dont Debussy et son œuvre ont fait l’objet, c’est l’ouvrage idéal pour les néophytes comme pour les curieux ou les amateurs, d’une lecture aisée, fraîche et tonique : un regard original, une approche novatrice, juste, qui donne envie d’approfondir, d’écouter, ou – mieux – de jouer et chanter Debussy.
On pouvait redouter que l’auteur s’intéresse essentiellement à l’œuvre pianistique, considérable, du compositeur. C’est oublier le large regard du musicien qui embrasse tout Debussy, particulièrement les mélodies et les productions lyriques. Qu’on ne s’y trompe pas : Pelléas nous vaut tout autant de pages que les Préludes. Après le premier chapitre – concis – qui explicite la relation filiale qu’entretient Philippe Cassard avec Debussy, l’amoureux de la voix retiendra plus particulièrement que jusqu’en 1903 (Estampes), le piano seul n’a intéressé Debussy qu’à la périphérie. Quels que soient les chefs-d’œuvre, c’est dans les mélodies que culmine son art. Or, avec Véronique Dietschy, puis Natalie Dessay (dont les enregistrements sont toujours disponibles), ponctuellement avec Stéphanie d’Oustrac, Catherine Dubosc, Karine Deshayes, Wolfgang Holzmair, Philippe Cassard se les est appropriées. Il en connaît les poèmes, les poètes. A propos de la liaison du compositeur avec Marie Vasnier, sont cités opportunément des vers de poésies le plus souvent illustrées à son intention. Parmi les plus belles pages, nous retenons celles consacrées aux mélodies de Verlaine. Baudelaire, auxquelles Debussy donne des couleurs wagnériennes, puis Mallarmé, l’intime, dont le Faune marquera le couronnement, et tous les autres ne sont pas en reste. A l’écoute de Mary Garden et de Debussy, le témoignage de l’auteur nous émeut et nous éblouit. Les mélodies inédites ont été découvertes en 2010. Quand connaîtrons-nous La Chanson des brises (écrite pour Marie Vasnier), dont Philippe Cassard possède la partition ?
Le prix de Rome, les cantates obligées, les jugements sans appel des sourds de l’Académie, qui déplorent « l’étrangeté », l’imprécision du dessin…, en quelques phrases tout est dit. Pari un peu fou, qu’on aimerait voir reproduit, la production scénique de Pelléas et Mélisande dans sa version avec piano par le Musée d’Orsay, (juin 2004). Elle s’appuya sur Philippe Cassard, avec François Leroux, puis Vincent Le Texier, Ingrid Perruche puis Sarah Vaysset, et Jean Fischer en Pelléas. Il aura été le premier, sinon le seul, à oser tout l’ouvrage au piano, en version scénique : « [la partition] a été mûrie tout autant que les personnages, l’action et les parties d’orchestre » écrit-il, rappelant qu’il ne s’agit surtout pas d’une réduction, mais de l’ouvrage achevé avant l’orchestration, insistant sur les nouveautés d’écriture pianistique qu’il recèle. Quatre pages suffisent à rendre compte de la réception de Pelléas. La déclamation debussyste, l’absence d’air au sens traditionnel, nous valent une observation riche et concise, assortie de quelques mots savoureux à l’endroit de certains « lyricophiles pur jus, friands depuis trois siècles de contre-ut et de vocalises acrobatiques » , frustrés par « l’impossibilité pour eux d’applaudir, de faire bisser les airs, de hurler des bravi frénétiques et prolongés à l’adresse de leurs chanteurs adulés, en dehors des fins d’actes, dont le cinquième et dernier, fait aggravant dans Pelléas et Mélisande, [qui]se termine triple piano dans les limbes de l’au-delà ? ». Les deux pages que Philippe Cassard consacre à l’interprétation de Pelléas suffiraient à elles seules à confirmer son intimité avec l’oeuvre. L’opéra rémunérateur et les multiples tentations sans réel lendemain, avec les collaborations les plus prometteuses, nous valent quelques rappels que l’on ne peut que partager (« écrasé par, peut-être, par l’ombre portée de son unique opéra »).
Mieux qu’une discographie, Philippe Cassard nous dit ses préférences, et leurs raisons. Un « panthéon discographique », approfondi malgré sa brièveté, pourra éclairer plus d’un lecteur. Des index des œuvres et des noms de personnes complètent judicieusement ce parfait vade-mecum de tout debussyste.
* Au Festival de Besançon 1993, Philippe Cassard osa l’intégrale pour piano seul de Debussy, agrémentée de courtes pièces d’autres compositeurs qui illustraient quelques-unes des inspirations et influences du compositeur. Depuis, la formule, en quatre concerts consécutifs, poursuit une belle histoire. Ainsi, le 6 mars, entreprend-il une longue tournée Debussy, avec une dizaine d’escales, jusqu’au 20 juillet, au Festival de Nohant.