Ah, Cléopâtre, son nez, ses amants, les perles qu’elle fit fondre dans du vinaigre pour prouver à Marc-Antoine qu’elle pouvait dépenser en un seul repas plus que n’importe quel autre monarque… Comment une telle héroïne aurait-elle pu ne pas inspirer l’art lyrique ? Celle qui était, selon Shakespeare, « all things to all men », qui réunit tant de visages divers en un seul, se prête merveilleusement à l’exploration des affects les plus variés, jusque dans ses incarnations opératiques les plus récentes, et il serait étonnant que l’histoire s’arrête avec l’Antony and Cleopatra de Barber qui ouvrit le nouveau Met en 1966.
Pour la couverture de son nouveau récital, Regula Mühlemann s’est un peu fait la tête de Liz Taylor dans le célèbre film sorti 1963, à moins que ce ne soit celle de Claudette Colbert ou de Theda Bara. Et surtout, la soprano suisse a trouvé la voix, ou les voix, qu’il faut pour donner vie à cette galerie de portraits de la reine d’Egypte. Est-ce une question d’époque – le disque couvre une période allant de 1676 pour Sartorio à 1742 pour Graun et explore l’Italie (Venise, Naples, Rome…), l’Allemagne (Hambourg, Berlin) et l’Angleterre – ou une question d’investissement personnel dans le projet, toujours est-il que ce récital est nettement plus convaincant que le précédent, consacré à Mozart. L’artiste sort cette fois de sa réserve, avec des partitions qui l’obligent à cultiver une expressivité plus marquée. On pourra certes juger que la Cléopâtre haendélienne a parfois pu trouver des interprètes dotées de moyens plus impressionnants, mais le « Se pietà » qu’on entend ici, délicatement orné pour sa reprise, est bien touchant. Par moments, la reine semble encore un peu trop gentille, vêtue de probité candide et de lin blanc plutôt que de duplicité ambitieuse et de velours écarlate. Le costume taille un peu grand, mais si la soprano helvète ne maîtrise pas encore toute la fascinante diversité du personnage, cela pourra venir avec les années.
Par ailleurs, peut-être les airs rapides réussissent-ils mieux à Regula Mühlemann : la vélocité est tout à fait en place (voir notamment l’aria di paragone évoquant les tempêtes, sur lequel s’ouvre le disque), et la colère lui inspire des accents fort bienvenus, jusqu’aux cris qu’elle pousse dans « Morte col fiero aspetto », extrait de la cantate à deux voix de Hasse. Parmi toutes les perles – non dissoutes – qu’inclut le programme, on retiendra en particulier le stupéfiant extrait du Tigrane de Vivaldi (même si la Cléopâtre qui s’y exprime n’est qu’une homonyme de l’amante de César). Et en matière d’interprétation, le plus étonnant est la plage offert en bonus – on se demande un peu pourquoi, mais qu’importe – où la chanteuse joue de ses deux voix, une voix aiguë, « lyrique », et une voix beaucoup plus grave, de chanson populaire, avant de finir en duo avec elle-même !
Tout ce travail est heureusement soutenu par un orchestre de qualité, dirigé de manière suffisamment dramatique par le chef allemand Robin Peter Müller, directeur artistique de La Folia Barockorchester.