C’est l’histoire du temps qui passe, des âges d’or, des débuts d’une future star, d’une soirée mémorable fortuitement captée. Ce sont des techniques de chant, des modes d’expressions que l’on n’entend plus, ou rarement. C’est un public aux goûts et aux attitudes différentes. En somme, la vie d’un théâtre de sa refondation jusqu’à l’orée du XXe siècle que le Royal Opera House réunit au sein d’un coffret de 12 opéras en 32 CDs.
Pas de raretés dans les titres choisis, seules des valeurs sûres du répertoire sont présentes : Don Carlo, Don Giovanni, Parsifal, Lucia di Lammermoor, Madama Butterfly… Toutes ont d’ailleurs déjà été publiées de manière indépendante par le Royal Opera House. Et puis il y a les grands soirs, ceux qui sont entrés dans la légende. Récemment Christophe Rizoud écrivait que la version studio de 1961 (rééditée par Alto) de Lucia Di Lammermoor « possède tous les atouts pour rafler la mise » de la version de référence. La piste gravée dans ce coffret en serait la version live. Nous sommes deux ans plus tôt en 1959, et ce soir-là, Joan Sutherland atteint la stratosphère des belcantistes, devant Maria Callas présente dans le public ; nous le racontions dans notre dossier consacré aux Opéras du Monde. La soprano australienne est époustouflante : vocalises superlatives, trilles variés, et personnage très bien caractérisé. Seuls quelques aigus extrêmes sonnent acides.
Peut-être est-ce dû à la qualité de la prise de son. Le live ne trahit pas et si le chant, les modes et les techniques évoluent, ce coffret témoigne en premier lieu des progrès manifestes de la prise de son en une cinquantaine d’années. Il est émouvant, cet Otello (1955) au son ouaté où surnage le Maure éruptif de Ramon Vinay et la moelleuse Desdémone de Gré Brouwenstijn, tous deux portés aux nues par la baguette de Rafael Kubelik. Mais combien il est loin de la précision cristalline de la captation de ce Cosi fan Tutte de 1981 qui réunissait la crème du chant mozartien : Kiri Te Kanawa, qui de beautés vocales fait fondre les plus durs métaux ; Agnes Baltsa tout aussi belle mais plus prosaïque ; Stuart Burrows et Thomas Allen chantant avec panache les deux amoureux. Quand on ajoute Colin Davis en fosse on tient un giocoso électrisant. Il y a toutefois quelques ratés. Quel dommage que Don Giovanni (1962) dirigé par Georg Solti soit plus problématique dans sa prise de son : les soprani en pâtissent et notamment l’Anna impériale de Leyla Gencer qui fait saturer les aigus très rapidement. Aucun problème en revanche pour jouir du sens inné du théâtre de Cesare Siepi (Don Giovanni), Geraint Evans (Leporello) ou encore Sena Jurinac (Elvire) et la jeune Mirella Freni (Zerline).
Autre problème de taille, ces lives sont le fruit de leur époque et certaines manies de se servir du ciseau ne sont pas encore passées aux oubliettes. Ainsi le Don Carlo de 1958 avec Carlo Maria Giulini en fosse est dépecé de nombreuses mesures (il est bien en italien et en 5 actes, contrairement à ce que suggère le livret du coffret qui ajoute un « s » à Carlo) . Pas le temps de s’ennuyer à Fontainebleau expédié en quelques minutes, pas de lacrimosa pour le Posa de Tito Gobbi… C’est d’autant plus discutable quand la serpette est maniée par les techniciens et réalisateurs du présent coffret : ainsi une fort belle soirée de répertoire autour d’un ballo in maschera réunissant Jon Vickers, Ettore Bastianini, Amy Shuard et Regina Resnik se trouve proprement tronçonnée quand certains finals ne sont pas purement et simplement assourdis comme de vulgaires morceaux pop. Fallait-il donc gagner quelques secondes pour réduire le nombre de galettes du coffret ?
Mais passons, ce qui se fait jour en filigrane au fil des décennies, c’est la volonté de « restaurer Covent Garden comme centre d’opéra et de ballet digne des plus grandes traditions musicales », comme l’écrivaient les pères fondateurs au sortir de la guerre. Condition sine qua non : une troupe et un orchestre fixe. Là encore on mesure combien Londres aura bataillé. Le Parsifal de 1971 qui réunit Jon Vickers, Donald McIntyre, Amy Shuard et Norman Bailey ne donne pas autre chose à entendre qu’une belle soirée wagnérienne alors que va commencer la décennie dite de crise de chant wagnérien. Le chef ce soir-là, Reginald Goodall, est notoirement connu pour avoir enregistré la version la plus lente de l’oeuvre. Même démonstration en 1997 avec Die Meistersinger von Nürnberg, même si la crise est passée, pour le Sachs de John Tomlinson accompagné par les artistes maison. Plus que la Butterfly de Victoria de los Angeles, que les « Vittoria » glorieux de Franco Corelli (dans Tosca en 1957) ou qu’un Rosenkavalier de luxe en 1995 (Baron Ochs de Kurt Moll, Anna Tomowa-Sintow en Maréchale), le florilège ici capté de soirées de répertoire de grande qualité montre ce théâtre qui se réinvente, s’affirme et triomphe.