Les Vivaldi se suivent et ne se ressemblent pas. Tout en effet – ou presque – sépare L’Oracolo in Messenia, réalisé dernièrement par Fabio Biondi pour Virgin Classics, de cet Orlando furioso, baptisé 1714 afin d’éviter toute confusion, qui appartient au projet Naïve d’enregistrement intégral de la collection des manuscrits autographes vivaldiens conservée à la Bibliothèque Nationale de Turin. L’Oracolo in Messenia est l’un des derniers opéras du compositeur vénitien quand Orlando 1714, comme l’année l’indique, se situe de l’autre côté de l’échelle chronologique, parmi les œuvres de jeunesse. Le premier est le fruit d’un savant assemblage qui doit plus à l’art de Fabio Biondi qu’à celui de son géniteur ; le second s’inscrit dans une démarche voulue différente. L’auteur de cette redécouverte, Federico Maria Sardelli, refusant d’encombrer le monde d’un nouveau pasticcio (sic), s’est livré à une reconstitution patiente à partir du matériau subsistant. Ainsi, le troisième acte, entièrement disparu, a été écarté, les airs manquants des premier et deuxième actes empruntés aux ouvrages précédents – Ottone in Villa et Orlando finto pazzo – et les arias incomplètes recomposées à la manière dont un peintre achèverait un tableau à partir d’esquisses. « Ma fréquentation assidue du Maître, l’amour que je porte à sa musique et ma familiarité avec ses procédés de composition ont fait le reste » avance Sardelli comme autant de gages d’authenticité. Ajoutons à la confusion en précisant que cet Orlando fut précédé de deux autres, l’un finto pazzo et déjà enregistré par Naïve, créé le 10 novembre 1714 ; l’autre furioso daté du 6 novembre 1713, produit par Vivaldi, alors impresario du Théâtre S. Angelo, mais composé par Alberto Ristori. Les trois n’ont évidemment rien à voir – si ce n’est le livret – avec l’Orlando Furioso de 1727, que tout le monde connaît ou presque, ne serait-ce que par son tube spectaculaire « Nel profondo cieco mondo » révélé par Marylin Horne et Claudio Scimone en des temps reculés de la renaissance vivaldienne.
S’il faut toutefois trouver un point commun entre l’enregistrement de L’Oracolo in Messenia et cet Orlando 1714, il aura pour nom Romina Basso qui dans les deux cas met sa technique accomplie et son timbre entêtant au service de Vivaldi. Avec pas moins de quatre airs, le rôle d’Alcina se taille la part du lion dans cet ouvrage de jeunesse auquel il ne faut pas demander la même qualité d’écriture et de composition que les opéras de maturité. Les arias sont moins développées que la moyenne vivaldienne, la plupart des récitatifs désespérément secs, l’orchestration en panne d’imagination. Seule l’ultime intervention d’Orlando à la fin du 2e acte propose une alternative au sempiternel da capo ; elle dure moins de cinq minutes. C’est dire si l’intérêt de l’enregistrement repose d’abord sur ses interprètes.
Fort heureusement Federico Sardelli a eu la main heureuse. Outre Romina Basso, il a la chance de disposer dans le rôle-titre d’un baryton capable de se frotter à une partition conçue aux dimensions de Francesco Carli, chanteur pourvu – nous dit Frédéric Deleméa – « d’une tessiture particulièrement étendue et de moyens exceptionnels, affrontant avec aisance grands intervalles et changements de registre ». Mozartien et rossinien reconnu (citons ses Dandini, Haly et Taddeo à Paris et Bordeaux, à chaque fois distingués), Riccardo Novaro offre à cet Orlando retrouvé mieux qu’une inhabituelle virilité : une souplesse, de la longueur et un mordant qui rend chacune de ses apparitions frappantes, dans un univers où règnent les voix aiguës.
A ses côtés, Teodora Gheorghiu fait valoir un timbre fruité et une science des coloratures, deux qualités déjà exposées dans son dernier récital au disque, Arias for Anna De Amicis. Un « Spietato, Oh Dio » intelligemment contrasté vient relever le portrait d’une Angelica dont la durée des trois airs et des deux duetti mis bout à bout ne dépasse pas dix minutes.
Delphine Galou, appelée l’an passé sur la scène du Théâtre des Champs-Elysées au secours de Marie-Nicole Lemieux souffrante (voir brève du 15 mars 2011), démontre en Medoro qu’elle n’est pas qu’une alternative. Son contralto expose des teintes qui ne sont parfois pas si éloignée de celles des contre-ténors : une couleur ambigüe, alliée à l’ambitus et la virtuosité nécessaires à ce répertoire, qui font de « Io sembro appunto », récupéré d’Ottone in villa, l’un des passages les plus enivrants de l’enregistrement.
D’ivresse, il est aussi question avec le Bradamante de Gaëlle Arquez, soprano certes mais suffisamment ombré pour apparaître plausible en travesti, agile et dotée d’accents susceptibles de convaincre les plus réticents (« Taci, non ti lagnar » et « Amero costante sempre », l’air le plus long de l’enregistrement – 4’36).
Non moins pertinent, David DQ Lee fait merveille le temps d‘un « Piangéro, sin che l’onda del pianto », qui est à ce premier Orlando furioso ce que « Sol da te » magnifié par Philippe Jaroussky est au second : un moment de grâce.
Enfin, Roberta Mameli retrouve avec Astofo, comme dans Teuzzone, un rôle de chevalier servant soumis à rude épreuve (« ah, fuggi rapito ») sans que la gestion des vocalises ne semble plus évidente.
Dans cet Orlando 1714 comme dans L’Oracolo in Messenia, on dispose donc de chanteurs rompus à ce répertoire réalisant une démonstration probante de leur art. Là où Federico Maria Sardelli et Fabio Biondi se rejoignent également, c’est dans la passion qu’ils mettent à diriger, après l’avoir recomposée, la musique de Vivaldi. Si le premier, à la tête de son Modo Antiquo, se montre plus tempéré que le second, il n’en est pas moins déterminé. Et de la détermination, il en faut pour parvenir à communiquer au final un enthousiasme qui, au regard de l’ouvrage, n’était pas acquis d’avance.
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Vivaldi: Orlando 1714 | Compositeurs Divers par Federico Maria Sardelli