Comme par magie, nous voici transportés à Versailles pour rejoindre les hordes de touristes irrespectueux que l’on attire pour redorer financièrement le soleil royal. On pouvait craindre le pire, après avoir lu ici-même le compte rendu de Viet-Linh Nguyen qui n’avait apprécié ni les manipulations musicales qu’il dénonce savamment, ni le concept de mise en scène de Robert Carsen. Là peut-être se situe le fossé qui sépare une représentation vivante de sa mise en boîte de conserve, et aussi les goûts des uns et des autres. Personnellement, je trouve chez Carsen une intelligence de la scène, un respect de la musique et des chanteurs rares aujourd’hui. Et on le retrouve bien dans cette belle captation, qui montre combien son travail convient aussi à la vidéo.
Son concept repose sur le rêve que fait un touriste égaré (Renaud) : le cadre est bien posé, avec tous ses sous-entendus, pendant que Paul Agnew ronflote, béatement étendu, pieds nus, sur le lit du Roi. C’est onirique et souvent amusant, en même temps que pertinent, et propre à accrocher les spectateurs et vidéastes les moins avertis. La visite guidée du long prologue célébrant le Roi permet de circuler dans les grands appartements ; les pseudo-touristes guidés par Claire Debono et Isabelle Druet, fort drôles, se mettent à danser de joie dans la Galerie des Glaces où ils se rajustent et se recoiffent devant les fameuses glaces avant de rejoindre – avec au passage une descente de l’escalier des cent marches ô combien différente de celle de Sacha Guitry – le parc et ses grandes eaux, à défaut des bosquets : l’enchantement et le charme opèrent.
La chorégraphie de Jean-Claude Gallotta est fort plaisante, et comme le disait à l’époque Monsieur Jourdain, « voilà qui n’est point sot, et ces gens là se trémoussent bien ! ». La direction de William Christie peut paraître quelquefois en retrait par rapport à l’inventivité scénique, comme s’il était un peu dépassé par les événements et suivait plus qu’il n’impulsait ; battue sage, souvent un peu trop égale, inflexions a minima, il n’en reste pas moins que l’ensemble de son orchestre a toujours grande allure et digne du lieu où se déroule l’action.
Le spectacle est mené – et dominé – par Stéphanie d’Oustrac, tour à tour charmeuse, arrogante, coquette, élégante, obsédée, hallucinée, enjôleuse, instable, manipulatrice, furieuse, capricieuse, amoureuse, bref magicienne faite femme. L’engagement de la cantatrice est total dans ce rôle qui lui permet de démontrer brillamment toutes les facettes de son talent. La voix est chaude, seul le style est peut-être un peu moins dans l’esprit du temps que celui de certains de ses partenaires. Paul Agnew est un délicieux Renaud, sexy et expressif sans forfanterie, ce qui constitue un bon contrepoint aux excès d’Armide. Son art du chant est total, et l’on sent bien qu’il est particulièrement à l’aise dans ce répertoire. La voix bien sûr n’est plus aussi brillante qu’elle a été, mais le métier vient y suppléer avec art. Laurent Naouri (La Haine) est tout à fait dans son élément vocal et scénique. Claire Debono et Isabelle Druet mettent leur belles voix et leur tempérament au service de multiples personnages qu’elles personnifient parfaitement (La Gloire, Phénice, Lucinde, et La Sagesse, Sidonie, Mélisse). Du côté des hommes, Marc Mauillon (Ubalde et Aronte) et Andrew Tortise (Le Chevalier danois) campent des personnages vocalement et théâtralement bien affirmés, notamment dans leur quête du quatrième acte à travers les « monstres terrifiants » (les spectateurs du théâtre des Champs-Elysées). Nathan Berg (Hidraot) et Anders J. Dahlin (Un amant fortuné) complètent fort bien cette belle distribution.
La captation de François Roussillon est soignée, le plus souvent face à la scène sans donner pour autant l’impression de théâtre filmé. Il réussit à bien rendre compte du spectacle sans intervenir outre mesure dans une mise en scène déjà très dynamique. Le son est par ailleurs excellent. La présentation des deux DVD est délicieuse, petit album cartonné précieux et élégant que l’on a plaisir à ouvrir, bref un bel objet en soi, comme on les aime. Il comporte un livret de 32 pages en 5 langues fort bien maquetté et illustré, où il ne manque qu’une étude générale. Les deux DVD sont accompagnés d’un bonus de 31 minutes, fait d’entretiens parfois un peu redondants avec Jean-Jacques Aillagon (président de l’EPA Musée et domaine national de Versailles), Robert Carsen, William Christie et Benoît Dratwicki (directeur artistique du Centre de musique baroque de Versailles). Sous-titres français, anglais, allemand, espagnol, italien.
À défaut d’être la reconstitution historique d’Armide que certains souhaitent et qui reste à faire, le spectacle ainsi revisité est magnifique, et ce coffret offre une première approche ludique et dynamique de cette œuvre qui marque un moment particulièrement important de l’histoire de l’opéra à la française. Un must donc pour toute vidéothèque.
Jean-Marcel Humbert