Sans aller, comme notre collègue Yannick Boussaert, jusqu’à qualifier d’horripilant ce Così fan tutte en provenance de Covent Garden, il faut reconnaître que la mise en scène, d’abord un peu agaçante, de Jan Philipp Gloger finit surtout par laisser indifférent. Le choix d’effets du genre « théâtre dans le théâtre » s’avère assez vain, faute d’une véritable réflexion par-delà la prolifération des décors (plus nombreux même que n’en demande le livret). Au début du deuxième acte, les deux sœurs semblent deviner à quelle mystification leurs galants se livrent, puisqu’elles découvrent leurs habits « normaux » dans les coulisses : dans « Prenderò quel brunettino », elles décident donc sciemment de séduire chacune le compagnon de l’autre. D’où le trouble de Fiordiligi, tourmentée moins par sa trahison envers Guglielmo qu’envers Dorabella. Voilà qui permet d’inverser les rôles, d’éviter que les filles soient deux cruches bernées (« Così fan tutti » peut-on lire en lettres lumineuses sur le fond de scène du dernier tableau), mais voilà aussi qui réduit l’affaire à un petit jeu échangiste sans grand intérêt. Et on se demande bien pourquoi, à la toute fin, ces demoiselles se laissent enguirlander sans protester, si elles avaient vraiment découvert le pot aux roses. Tous ces gens peuvent bien embrasser qui ils veulent, peu nous chaut, finalement.
Dans la fosse, Semyon Bychkov s’autorise quelques originalités : il demande aux chanteurs une ornementation plus riche que ce n’est le cas en général, et aux trompettes des accents curieusement placés dans les mesures correspondant à la dernière phrase du chœur « Bella vita militar ». Dans les récitatifs, pourtant assez largement respectés, il coupe les trois répliques qui précèdent « Alla bella Despinetta » (« Li vuoi veder ? – E dove son ? – Son lì. Li posso far entrar ? – Direi di si »). Pour le reste, le chef souffle le chaud et le froid, mais surtout le froid, avec un certain manque de tension dramatique causé par le choix de tempos souvent lents et lourds, plus lents même que Karl Böhm. « Non siate ritrosi » est soporifique, et « Per pietà » devient assommant. Durant les premières scènes, on se demande d’ailleurs si cette lenteur n’est pas imposée par la titulaire du rôle de Fiordiligi : Corinne Winters possède une voix ample et sombre, et l’on a l’impression que le tempo des premiers ensembles pourrait avoir été dicté par une possible difficulté à vocaliser. Ce n’est pas du tout le cas : l’agenda de la soprano américaine enchaîne les Violetta, donc on peut supposer que la virtuosité ne lui est pas étrangère, mais aussi les Mimì : sa voix a donc simplement basculé dans une esthétique plus tardive, avec un aigu un peu brutal, sans la musicalité quasi instrumentale que l’on attend d’une interprète mozartienne. Quant à Dorabella, on sait qu’au XVIIIe siècle, le personnage était confié à une seconda donna, à l’ambitus moins large que sa consœur, mais au timbre point nécessairement plus grave. Angela Brower fait bien carrière comme mezzo, puisqu’elle fut notamment Annio à Paris dans la dernière reprise de La Clémence de Titus (et sera le Compositeur d’Ariane à Naxos à Aix cet été), mais sa voix semble paradoxalement plus claire que celle de Corinne Winters, d’où un équilibrage assez inhabituel dans les duos. Vibrillonnante comme Victoria Abril dans un film d’Almodovar, Sabine Puértolas trouve en Despina un rôle à la mesure de ses moyens, mais ne travestit pas sa voix lorsqu’elle se déguise en médecin mi-Père Fouras, mi-Panoramix.
On le savait déjà, mais cela se confirme une fois encore : Daniel Behle est un immense ténor mozartien, dont le chant nous ramène à un âge d’or : « Un’aura amorosa » est admirablement conduit sur le souffle, tandis que « Tradito, schernito » est véritablement vécu et non expédié à toute vitesse comme le font certains interprètes. Quel dommage qu’on ne l’ait pas laissé chanter « Ah lo veggio ». Alors que la partition l’indique plus bas que Don Alfonso, Guglielmo est ici un baryton clair, et le personnage se limite à un gentil beau gosse sans épaisseur : vu à Lille dans le même rôle, Alessio Arduini fait tout ce qu’il peut dans les limites de cette conception réductrice. Don Alfonso est une promenade de santé pour Johannes Martin Kränzle, qui a l’habitude de se confronter à des emplois autrement exigeants (Beckmesser à Bayreuth, pour ne citer qu’un exemple).