Nous avions frémi d’enthousiasme aux Nozze di Figaro vues par Currentzis. Rarement la journée de Beaumarchais/Da Ponte avait paru si folle. On retenait son souffle pour un Cosi fan tutte, dont la subtilité arachnéenne et la vivace énergie semblaient se prêter au geste du chef russe. Quelle déception, mes aïeux ! Car ce Cosi fan tutte n’est pas seulement inférieur à nos espoirs : il congédie purement et simplement le génie mozartien que les Nozze – avec certes leurs partis pris – paraissaient attester chez Currentzis. L’impression générale qu’on retire de cet enregistrement est celle d’un contresens assez ahurissant et pour ainsi dire d’une sortie de route incontrôlée. Comme si le chef avait intuitivement percé quelques secrets du Mozart des Nozze, mais était resté à la porte des mystères – largement autres – de Cosi. Comme si donc l’instinct de Currentzis n’avait simplement pas senti Cosi, et l’avait tiré (bruyamment) vers ce qui, dans les Nozze, fonctionnait – mais ici reste inopérant.
Au cœur du travail de Currentzis se trouve le rythme. Il en analyse avec une attention extrême les articulations, déduisant de la rythmique la profondeur du discours, le nerf du drame. Dans Cosi, le moteur rythmique est ambigu. Certes, il ne manque pas de crescendos théâtraux, de finales endiablés, de quiproquos enflammés. Mais Cosi est entièrement traversé de stases : duos attendris, trios éthérés, airs épanchés. Les rouages ne se crantent pas au gré d’une croissante fièvre. Au contraire, tout est rupture de cadence, faux départs, accélérations stoppant net devant une surprise nouvelle (tout le finale du II). Ce sont ces alternances qui creusent la psyché des personnages, varient les coloris, baladent littéralement l’auditeur que Currentzis ici manque complètement. Ce qu’on entend ce sont des emballements qui se gonflent de façon un rien factice avant d’exploser comme une bulle, sans rien suggérer.
Certes, on n’attendait pas de Currentzis qu’il nous livre le plus pur des marivaudages, le biscuit le plus délicat, ni le rococo le plus fleuri, mais l’échec complet que rencontre sa tentative d’animer le propos, ce spectacle d’une mayonnaise qui se refuse à prendre, a quelque chose d’irritant. On croit voir une guimbarde avancer par hoquets successifs. A aucun moment Currentzis ne semble trouver dans le maquis Cosi un sentier intéressant, fécond, ou même neuf. Gardiner et Jacobs, pour ne citer qu’eux, avaient pour leur part renouvelé le propos avec une cohérence qu’en vain on cherche ici.
Avouons que l’équipe des chanteurs réunie pour l’occasion est assez catastrophique. Depuis le temps qu’on trouve chez Simone Kermès des qualités que tant d’autres lui refusent, et qu’on tente de trouver par-delà les idiosyncrasies vocales de la soprano allemande une recherche artiste, on est navré de devoir ici admettre notre défaite : Simone Kermès est la pire des Fiordiligi qu’on ait jamais entendues. Faut-il en détailler les raisons ? Disons plutôt que tout ce qui chez Fiordiligi est essentiel – le poids, la force, la hauteur – manque ; et tout ce qui est contre-indiqué – la préciosité, l’épanchement mièvre, la minauderie – s’y trouve. Son refus de tout engagement franc au profit de mille manières absurdes tue littéralement le rôle, et tout ce qui l’approche.
Du moins a-t-on sur elle un jugement. Les autres, eux, sont inexistants. Malena Ernman est encore plus fade que Kenneth Tarver, mais le concours est serré. Pourtant, ce sont en principe deux chanteurs valeureux. Anna Kasyan a ses bons moments vocaux, mais reste corsetée. Konstantin Wolff, qu’on aime bien pourtant, est ici d’un terne affolant. Quant à Christopher Maltman, il fond sans difficulté dans cet ensemble sans caractère sa transparence native. Une prise de son mate et sans relief accentue cette grisaille.
Devant un tel naufrage, on redoute de porter un jugement injuste. Peut-être avons-nous peiné à entrer dans le projet de Currentzis. Mais après tout, nous étions entré d’enthousiasme dans ses Nozze. Et surtout, nous connaissons suffisamment de visions de Cosi pour rester ouvert à d’autres solutions, d’autres regards. Non, ce qui nous chagrine ici, c’est bien l’incohérence brouillonne, la démonstration superficielle, la dénaturation même de tout projet dramatique au profit de détails archi-soulignés.
Currentzis a beau assurer dans la notice du disque que c’est là une vision « punk » de Cosi, nous craignons qu’il ne s’agisse surtout d’une absence complète de vision.