Cette reparution de Così chez Sony a le mérite de faire lever des sourcils mozartiens. Si Erich Leinsdorf ne surprend pas trop, c’est le plateau qui attire l’attention, surtout pour les chanteuses. En effet, les deux sœurs de da Ponte sont servies par rien de moins que Leontyne Price et Tatiana Troyanos. Puisque l’on connait la première surtout pour ses héroïnes verdiennes et la deuxième pour ses interprétations d’un répertoire plus lyrique (on pense au Château de Barbe-Bleue), c’est avec un mélange de curiosité et d’appréhension que l’on se lance dans l’écoute.
Ce duo féminin nous paraissait étrange : il l’est. Leontyne Price possède le timbre sensuel qu’on lui connaît, et c’est une très bonne chose, mais son soprano s’adapte avec quelques difficultés aux exigences du rôle de Fiordiligi : les graves ont de l’air, toute la tessiture semble voilée et nappée de ports de voix pas très mozartiens du tout. De temps en temps, le style s’écarte un peu de Verdi pour revenir au 18e siècle, mais globalement, tout baigne dans un flou vague et peu artistique (notons un très étrange « Come scoglio »). On comprend encore moins bien la sorte d’animal vocal imaginée par Mozart lors de la composition. Avec Tatiana Troyanos, les choses vont déjà mieux. Le timbre est bien plus clair, plus rayonnant, bref plus Così, et le style est plus adéquat. Le seul véritable regret vient du « Smanie implacabili », un peu précieux et manquant de poigne. On en vient à se demander s’il n’aurait pas été mieux d’intervertir les deux rôles, tant ce clair-obscur Dorabella-Fiordiligi est saisissant.
Regardons maintenant leurs homologues masculins. Vocalement, il s’agit plutôt d’une réussite, avec comme exemple le Ferrando de George Shirley aux moyens vocaux impressionnants. Dommage que la musicalité soit un peu en retrait, son « Un’aura amorosa » étant d’une platitude sans nom (peut-être à cause de la direction, nous en reparlerons). Le Guglielmo de Sherrill Milnes est moins pyrotechnique que celui de son acolyte, mais musicalement bien plus affirmé. Le rôle est abordé sous l’angle comique, ce qui est déjà bien plus réjouissant. Les amoureux transis, ce n’est bon que pour les ténors.
Passons sur la Despina de Judith Raskin et son timbre de mégère. La chanteuse n’a beau avoir que quarante ans lors de l’enregistrement, elle a déjà bien usé ses cordes vocales et les voyelles plates ne vont à personne, pas même à la plus petite des soubrettes. Don Alfonso est le seul personnage à ne pas être doté d’un air dans cet opéra. Quel dommage, car c’est dans le rôle de l’entremetteur que résidait la grande réussite de cette captation. Ezio Flagello joue de son baryton-basse bouffe pour amuser la galerie. Les récitatifs un peu longuets jusqu’à présent se remplissent de vie, d’humour et de diction bien sentie, dépoussiérant la distribution restée jusqu’à présent en demi-teintes.
Les brèves interventions de l’Ambrosian Opera Chorus sont équilibrées et honorables. Erich Leinsdorf, a qui l’on a confié le New Philharmonia Orchestra frustre. On ne peut pas tout à fait lui en vouloir : tout est calme, tranquille, ordinaire ; rien ne vient ruer dans les brancards. Pourtant, la partition de Mozart ne manque pas d’audaces, ni de défis, mais Leinsdorf ne les relève pas. Est-ce par ennui ou par désir du minimum syndical ? La question reste ouverte, mais l’auditeur s’ennuie ferme face à tant de fonctionnarisme, se lassant rapidement des textures fades et des tempi sans prise de risque.
Face à l’abondance des enregistrements bien plus géniaux de Così fan tutte, on relèguera celui-ci au second plan, réservé aux amateurs de curiosités stylistiques ou aux inconditionnels de Flagello.