Delius est sans doute le plus cosmopolite des compositeurs britanniques : d’origine germanique (baptisé Fritz en 1862, il ne devient Frederick qu’en 1903), il passa ses jeunes années en Scandinavie (amis de Grieg, d’Edvard Munch, d’August Strindberg et de Knut Hamsun, ses premières partitions sont inspirées par la Norvège), aux Etats-Unis, en Allemagne, et en France où il s’installa définitivement en 1897, à Grez-sur-Loing où il devait finir ses jours… Ravel et Florent Schmitt arrangèrent pour piano des extraits de ses opéras. En 1880, son père l’avait envoyé en Suède pour qu’il s’initie au commerce de la laine et puisse reprendre un jour la tête de l’entreprise familiale. Si la Norvège est le pays avec lequel il se sentait le plus d’affinités et où il se rendait le plus souvent, le Danemark ne l’inspira pas moins, à travers la personnalité de Jens-Peter Jacobsen, poète et romancier danois : six des Sept Chansons danoises (1897) s’appuient sur des textes de Jacobsen, le roman Niels Lyhne lui fournit le sujet de Fennimore and Gerda, son dernier opéra (1908-1910, créé à Francfort en 1919), et sa mise en musique du poème En Arabesk (1911) compte parmi ses chefs-d’œuvre. Helge Rode, dramaturge, lui inspire un poème symphonique Lebenstanz, créé en 1899 sous le titre La Ronde se déroule et révisé plusieurs fois avant d’acquérir son titre définitif. Sakuntala (1889), pour ténor et conçu d’emblée pour orchestre, d’après Holger Drachmann, ne sera créé qu’un siècle plus tard, mais semble bien être antérieur aux lieder pour voix et orchestre de Strauss ou de Mahler.
Le sesquicentenaire de la naissance de Delius justifie la réédition des trois CD enregistrés au tournant du siècle par Bo Holten (Danish, Norwegian et English Masterworks). Il y aurait évidemment de quoi enregistrer plusieurs disques pour rassembler ses French Masterworks, mais il faudrait pour cela que des chanteurs francophones commencent par s’intéresser au compositeur. En 1982, Felicity Lott, Sarah Walker et Anthony Rolfe-Johnson s’en étaient en partie chargés, pour un disque Unicorn aujourd’hui indisponible), mais il serait peut-être temps que, dans sa patrie d’adoption, les interprètes se penchent aussi Delius. Non content de diriger les musiciens, Holten est aussi et surtout l’orchestrateur de plusieurs de ces pièces conçues pour un accompagnement au piano, qu’il arrange dans un style tout à fait respectueux de celui du compositeur. Les « Cinq chansons danoises » sont ainsi un cycle fabriqué par Holten à partir de cinq mélodies pour voix et piano, qui inclut la toute première composition d’un Delius alors en Amérique, Two Brown Eyes, sur un quatrain d’Andersen (1885), ainsi que des pièces isolées datant de la période 1895-1901. Quant aux « Deux chansons danoises », on y trouve La Violette de 1900 et Sommer I Gurre de 1902.
Johan Reuter est un baryton limité dans l’aigu, qui plafonne vite, avec des notes fixes pas très jolies à entendre. On déplore chez lui un sérieux manque d’expressivité, presque criminel dans le poème halluciné de l’Arabesque, évocation des sortilèges d’une femme fatale étrangement reliée au dieu Pan. Peut-être parce que la tessiture lui convient mieux, il semble moins embarrassé dans Sakuntala, ici enregistré dans la version pour voix grave. Heureusement, Henriette Bonde-Hansen a de tout autres arguments pour défendre Delius : voix claire et souple, qui laisse passer l’émotion, avec toutes les nuances qu’on désespère de ne pas trouver davantage chez son compatriote. Elle sait nous faire savourer la sensualité d’un poème orientaliste comme « I Seraillets Have » (Dans le jardin du sérail).
Dans ces mélodies pleines de brumes symbolistes aux envoûtantes volutes, on reconnaît l’influence de Debussy, où se mêle régulièrement une joie turbulente qui renvoie plutôt à Gustave Charpentier. En 1897, le compositeur révélait pour la première fois sa personnalité avec son cycle de Sept Chansons danoises, dont deux furent données avec accompagnement orchestral à la Société Nationale de Musique, sous la direction de Vincent d’Indy, sont données à Paris le 16 mars 1901. Debussy, justement, écrivait dans la Revue Blanche, le 1er avril 1901 : « ce sont des chansons très douces, très blanches, de la musique pour bercer les convalescents dans les quartiers riches… Il y a toujours une note qui se traîne sur un accord ; telle, sur un lac, une fleur de nénuphar fatiguée d’être regardée par la lune, ou bien encore… Un petit aérostat bloqué par les nuages. C’était ineffable comme tout, cette musique ! »