C’est une manière de divertissement léger, un récital finement composé pour mettre en valeur quelques musiciens, les Grenet, Berton, Bury, Cardonne et autre Pierre Iso, à peu près tombés aux oubliettes, et d’autres un peu moins oubliés, les Dauvergne, Royer ou Mondonville, mais tous éclipsés par la figure de Rameau.
C’est une bergerie, l’équivalent musical des tableaux de Lancret ou de Pater, des pastorales que les toiles de Jouy faisaient courir sur les murs, des porcelaines de Vincennes ou de Nyon, un monde imaginaire qui trouvera quelques années avant 1789 sa perfection éphémère dans le Hameau de la Reine.
Registre escarpé, mais en voix de poitrine
C’est surtout un programme conçu pour mettre en valeur le répertoire de haute-contre. Cyrille Dubois se définit en l’occurrence ainsi, lui dont la tessiture se joue avec une insolente aisance d’un registre escarpé qu’on nommera plus tard celui de ténor léger. Il s’agit ici de chanter – et c’est le point essentiel – en voix de poitrine, sans user du falsetto auquel on recourra sur la scène de l’Opéra à partir de 1780 et qui aura son apogée dans l’art d’un Rubini, avant que Duprez ne lance ses premiers ut de poitrine tout en force qui feront pâmer le public de 1830.
Le choix de Cyrille Dubois (derrière lequel on sent aussi la patte et les curiosités de Benoît Dratwicki) court de 1728 à 1771. Soit de la Régence à Marie-Antoinette, mais les volutes sonores qui se déploient au long de ces airs sont en somme d’un pur style Louis XV, curviligne à souhait.
Nombre de ces airs sont inédits au disque (cf. les astérisques dans la liste des pièces ci-jointe). Ce répertoire faisait les beaux soirs (ou les soirs moyens) de l’Académie Royale de Musique, où les amours bucoliques de pâtres et pastourelles offraient un bruit de fond sans conséquences aux sorbets et aux badinages des loges. De gentils plumitifs y troussaient sans vergogne le lieu commun et la poésie de confection.
Objets charmants
Cyrille Dubois, fin diseur s’il en est (voir ses mirobolants couplets de Mab dans un récent Roméo et Juliette de Berlioz), restitue leurs textes avec autant de sentiment que de probité, comme s’ils étaient d’un mérite sans conteste… De sorte qu’on ne perd pas un mot de ces « bocages » et « séjours délicieux », de ces « ombrages frais » où de « tendres oiseaux » chantent « de l’amour les faveurs et les charmes », où les bergères, « objets charmants », ne peuvent être qu’ingrates ou cruelles, car l’amour y est un « aveugle dieu », un « tyran des âmes », et le malheureux qui succombe sous ses « traits victorieux », le cœur victime « d’un feu qui le dévorait » ou de « tendres alarmes », n’a plus que le recours de « finir un si cruel tourment » et de demander à la Parque de moissonner « de mes jours le déplorable reste », etc.
Si on a oublié quelques-uns des musiciens évoqués plus haut, leur sort n’est rien si on le compare à celui des Jean-Louis-Ignace de la Serre, Pierre de Morand, Poullain de Saint-Foix, Charles Pinot-Duclos (de l’Académie Française), Louis Fuzelier, Le Valois d’Orville ou Ballot de Sauvot (ces deux derniers librettistes de Platée), sans parler de l’Abbé Marchadiès, qui tous se piquaient d’être hommes de lettres.
Mais c’est évidemment la défense et illustration par Cyrllle Dubois de la tessiture de haute-contre, dont le plus fameux représentant au 18e siècle fut Jélyotte, qui fait l’intérêt principal de cet enregistrement.
Le timbre très particulier et lumineux de Dubois, l’un de ces chanteurs, pas si nombreux, qu’on reconnaît tout de suite, rayonne ici d’éclat et de naturel. Les notes hautes, très souvent sollicitées, semblent d’une facilité évidente et la performance technique se met élégamment au service de l’esprit de ces musiques.
Des enchaînements naturels
On découvrira, je pense, les mérites de François-Lupien Grenet, et de son Triomphe de l’harmonie, ballet héroïque sur un livret de Lefranc (plus tard de Pompignan). Le chœur fugué « Chantez l’amour » puis la séquence « Arrêtons-nous dans ce bocage… » où de belles flûtes illuminent un chœur de nymphes et la belle plainte d’Hylas d’une impeccable ligne vocale (et que Dubois chante avec beaucoup d’âme) seront suivis avec à-propos d’une autre perle méconnue : la noble déploration et les accents sincères de l’air « Dans ce fatal instant… » du Deucalion et Pyrrha de Pierre-Montan Berton.
Auquel s’enchaîne comme s’ils étaient faits pour vivre ensemble l’air avec chœur « Peuples heureux » des Fêtes de Polymnie de Rameau, que Dubois éclaire de radieuses vocalises, aussi héroïques que flagorneuses (« Chantons sans cesse la gloire et les bienfaits de notre auguste roi…. »).
Panache et désinvolture
Autre air aux fiers éclats, « Aveugle dieu, tyran des âmes », extrait des Caractères de la Folie (1743), ballet de Bernard de Bury, qui fut maître de musique de la Chambre du roi, puis surintendant de la Musique du roi, sous Louis XV et Louis XVI, cette dernière charge acquise de François Rebel et transmise ensuite à Pierre-Montan Berton. Avant tout claveciniste, il demande ici à la haute-contre de grands sauts de notes et des descentes dans le grave dont Cyrille Dubois se joue avec panache.
D’un éclat vocal non moins brillant, noble et d’une émotion sincère, le très bel air « Que vois-je ? Suis-je prêt à finir ma carrière ? » du mieux connu Titon et l’Aurore, de Mondonville, dont le lyrisme passionné trouve son contrepoint dans la « Descente de Polymnie », page orchestrale des Boréades de Rameau.
Au-delà de la convention
On se laisse volontiers aller aux charmes de ces musiques qui dissimulent les accents les plus vrais et leurs qualités musicales derrière une poésie de convention. On ne parlera pas d’album-concept, formule usée jusqu’à la trame, mais le continuum entre les pièces orchestrales, les interventions du chœur, et les arias du soliste, tout compose une tapisserie sonore suggérant l’imaginaire, l’esprit, d’une époque.
Beaucoup de lumière dans la direction de Gyorgy Vashegyi, qui respire cette musique avec une manière d’évidence. Les musiciens et choristes pour la plupart hongrois de l’Orfeo Orchestra et du Purcell Choir, devenus familiers d’elle, en restituent la lumière et la verdeur. On n’en prendra pour exemples que la scène d’orage de Phaétuse de Pierre Iso (avec tonnerre et cris d’effroi) ou l’ouverture de Zaïs de Rameau, toute en surprises, en fusées des cordes, en palpitations de la percussion, en flûtes astringentes (le maître d’Esterhaza est bien sûr un voisin) et qui vient ponctuer le rutilant « Verse, Amour, le jus de la treille…. » des Amours de Tempé de Dauvergne, autre démonstration légère, brillante et désinvolte d’un Dubois décidément inspiré.