De château obscur en grottes étouffantes, de nuits d’ardeurs en forêts d’inquiétude, Debussy ordonne un monde labyrinthique. Il compose des atmosphères nocturnes et ouatées. L’eau s’y présente en reflets trompeurs ou mouvements menaçants. Le pittoresque pourrait y abonder. La vision moderne se l’est presque toujours interdit, préférant les symboles et les allusions, de peur d’imager trop lourdement la parole de Maeterlinck. Bob Wilson, dans cette production captée en 2012 à Paris, semble porter à l’extrême ce soin d’une représentation renonçant aux facilités de l’accessoire. Tout s’y abstrait ; et même, se désincarne. La scène devient reflet immatériel de la suggestion musicale. Les corps se fondent dans l’à-plat des fonds de scène, se faisant à la fois ombres, silhouettes, fantômes. Les voix alors semblent n’être plus émises par ces formes que le geste fixe en vignettes ; elles rayonnent de quelque bouche d’ombre, échos lointains devenus récit presque impersonnel. La scène se réinvente arrière-scène, arrière-monde peut-être, ou autre monde. Elle n’est plus le théâtre d’une action mais la caisse de résonance d’une narration. Le théâtre de Bob Wilson est un méta-théâtre. La profusion spéculaire de Pelléas permet à ce qui pourrait n’être que narcissisme post-moderne d’explorer des possibles – le mythe, le surnaturel, le cliché, la naïveté – avec une acuité fascinante. D’incarnation il reste des images à la découpe franche, aux angles nets, que teintent les couleurs froides d’un rêve obsédant. Dans cet effacement s’invente une prégnance ; dans cette glaciation une chaleur. Des chanteurs, on attend alors quelque chose de rectiligne, un accomplissement formel qui sache ne pas déranger l’ordre wilsonien.
Le petit miracle de cette captation tient précisément à cette discipline absolue de la langue debussyste. Tous les protagonistes ont cette pureté de trait et d’accent qui exalte la beauté plastique du mélisme debussyste. Il est presque réconfortant d’entendre ce chant franc, expurgé de toute tentation platement vériste comme de préciosités. Aucun des chanteurs ne se soustrait à ce devoir de perfection. L’orchestre veille à les y installer. Tant de délicate complexité n’est pas sans causer un peu d’uniformité. En fait, les contrastes qui étagent l’œuvre et en font le foisonnement si particulier s’estompent au profit d’une unité formelle certes miroitante, mais parfois trop lisse. Le jeu de facettes inhibe certains abîmes de l’opéra. Sa sauvagerie fauve et sanguine se dilue dans les cent nuances de bleu. Les relents marins et les sous-bois pourrissants s’aseptisent en métaphore. A tout parti pris correspond une limite. Celui de Wilson est si radical qu’il va forcément de pair avec l’abandon d’autres voies ; il combine les siennes vertigineusement ; son univers se clôt sur soi hautainement. Le regretter n’aurait pas de sens ; pas plus qu’on ne saurait déplorer qu’Yves Klein ne soit pas Rembrandt.