Alors que cette année de bicentenaire wagnérien s’approche tranquillement de son terme, il ne manquait plus que cette publication pour que la fête soit complète. Voici en effet qu’Orfeo réunit en un seul coffret des enregistrements des trois opéras « de jeunesse » de Wagner, captés à Munich en juillet 1983, à l’occasion d’une année de centenaire cette fois. Le wagnérien curieux, en quête d’exhaustivité, pourra donc avec cet objet se procurer avantageusement l’essentiel du « Wagner d’avant Wagner » : Les Fées, ouvrage composé en 1834 (Wagner a à peine 20 ans), mais dont la création dut attendre 1888, La Défense d’Aimer, créé à Magdebourg en 1836 et enfin Rienzi, plus connu, créé à Dresde en 1842.
Il faut saluer cette publication à plus d’un titre.
D’abord parce que ces représentations munichoises témoignent d’un remarquable niveau d’exécution musicale. Le mérite en revient d’abord à Wolfgang Sawallisch, inspirateur de ces soirées, qui donne de ces trois œuvres une lecture irréprochable, grâce à une direction constamment inspirée, vive, théâtrale, à la fois claire et nerveuse. On lui sait gré de ne pas tomber dans le piège consistant à vouloir à tout prix lire ces œuvres de jeunesse, à bien des égards imparfaites, à la lumière rétroactive des écrasants chefs d’œuvre ultérieurs. Cette parution offre un excellent prétexte pour, après d’autres, rendre à ce grand chef l’hommage qu’il mérite, à lui l’héritier d’une saine et ancestrale tradition, qui sut si bien trouver sa voie en Wagner (il doit être un des très rares chefs à avoir livré au disque des lectures convaincantes de l’ensemble des opéras de Wagner, et est carrément le seul si on y inclut les trois opus dont il est ici question).
Les distributions rassemblées sont par ailleurs de haut niveau. Sans rentrer dans le détail, on se contentera de citer quelques noms : Cheryl Studer, June Anderson pour les femmes, Kurt Moll, Jan-Hendrick Rootering, Hermann Prey, René Kollo pour les hommes.
C’est en réalité presque trop luxueux pour la musique qu’il s’agit ici de servir. Car il faut bien le reconnaître : si ces trois œuvres sont tombées dans un oubli assez profond, c’est qu’il y a des raisons. On ne succombera pas ici aux délices de la lucidité a posteriori : non, on ne cherchera pas à tout prix à lire ces trois œuvres à la lumière de Tristan, Parsifal ou du Ring. Pour l’auditeur qui serait tenté par une telle approche, la déconvenue risquerait d’être sévère. Oui, il y a bien des mondes entre (au hasard) le prélude de La Défense d’Aimer et ses inénarrables castagnettes obligées et (toujours au hasard), le prélude du II de Siegfried. Sans aller jusqu’à des exemples aussi extrêmes, on ne manquera pas de souligner le fossé qui sépare les longueurs meyerberiennes de Rienzi et le dramatisme si nouveau et moderne du Vaisseau Fantôme, créé pourtant l’année d’après.
Faut-il pour autant balayer d’un revers de manche ces trois « pêchés de jeunesse », sur lesquels Wagner lui-même et ses descendants n’ont eu de cesse que de jeter un voile très pudique ?
Ce serait injuste. Les Fées, La Défense d’Aimer et Rienzi nous éclairent au contraire sur le cheminement artistique qui a conduit Wagner jusqu’aux chefs d’œuvres légués à la postérité. Ils renseignent l’auditeur de manière éloquente sur les dettes que Wagner peut avoir envers certains de ses prédécesseurs : on pense évidemment à Weber, mais aussi à Beethoven (Fidelio), Marschner, sans oublier Donizetti (pour La Défense d’Aimer) ou Meyerbeer (pour Rienzi).
On prendra garde, au demeurant, de jeter ces trois œuvres dans le même panier. Chacune à sa personnalité propre : dans Les Fées, le premier chronologiquement des trois opus, Wagner s’essaye au genre de l’opéra romantique, vaguement teinté de fantastique. A plus d’un endroit, on devine les coutures sur le point de craquer, notamment à travers l’écriture très dramatique de certaines parties vocales. Force est néanmoins de constater que l’essai peine à convaincre : c’est appliqué, cela ne manque pas d’idée, cela témoigne déjà d’une certaine maîtrise dans l’écriture, mais il faut bien reconnaître que cela s’oublie aussitôt entendu. Une tentative pré-pubère, pour tout dire. Est-ce pour cette raison que pour La Défense d’Aimer, Wagner emprunte une voie radicalement différente ? On est ici en plein Singspiel : c’est léger, enlevé, on pense plus d’une fois au Donizetti de Don Pasquale. Le wagnérien s’amusera à reconnaître dans la scène du couvent, à l’acte I (Salve Regina), les prémisses du III de Tannhäuser. Quoi qu’il en soit, on sort de cette écoute en regrettant – pensée impie ! – que Wagner n’ait pas davantage exploré la veine comique : bien plus tard, Les Maîtres chanteurs viendront montrer que son génie savait s’y épanouir… Retour au genre sérieux avec Rienzi, mais cette fois dans la veine du grand opéra alla Meyerbeer : sujet patriotique, nombreuses (très nombreuses…) scènes de foule : tout y est, et l’on sent indéniablement le métier qui s’affirme, et Wagner montre qu’il maîtrise avec une assurance certaine les codes du genre. Mieux : en dépit des longueurs, on devine ça et là les fulgurances à venir. On regrettera juste le choix de confier le rôle d’Adriano à un baryton (assez quelconque, qui plus est : il ne suffit pas de s’appeler Jansen…), et non à une soprano.
Sans crier aux chefs d’œuvre méconnus, il faut donc connaître ces trois « essais » du jeune Wagner, ne pas les dédaigner tout en évitant de les placer sur des piédestaux trop grands pour eux. Grâce à l’esprit qu’y insuffle le grand Wolfgang Sawallisch, ce coffret y invite d’une manière particulièrement convaincante. Au sein d’une discographie qui tiendrait presque sur un ticket de métro (surtout pour Les Fées et La Défense d’Aimer), il constitue donc – et de très loin – la meilleure proposition pour qui serait tenté d’aller découvrir « le Wagner d’avant Wagner ».