Il aura fallu près d’un siècle pour y arriver, mais certaines œuvres du turbulent XXe siècle finissent par s’installer comme des piliers du répertoire, et certains noms, jadis encore peu familiers, s’imposent comme les classiques de la modernité. Peu à peu, Paul Hindemith trouve la place qui lui revient dans l’histoire du dernier siècle musical, et ses principaux opéras ne font plus peur à personne. Sa production vocale ne se limite pourtant pas à ses œuvres scéniques, comme en témoigne l’ambitieux cycle de lieder qui lui fut inspiré en 1922 par le poème de Rainer Maria Rilke, Das Marien-Leben, écrit dix ans auparavant. Par la qualité des textes et par le caractère éminemment personnel de leur mise en musique, cette « Vie de la Vierge Marie » en quinze épisodes s’inscrit incontestablement au panthéon des très grandes pages vocales des cent dernières années. Par ailleurs, et c’est assez rare pour qu’on le souligne, le disque proposé par Alpha présente non pas la version révisée en 1948, comme 90% des enregistrements disponibles, mais bien la version originale de l’œuvre, plus âpre, plus audacieuse, qui donne fort à faire aux deux interprètes. L’excellent pianiste Martin Helmchen n’a donc vraiment pas l’occasion de se tourner les pouces, et Hindemith sollicite constamment l’instrumentiste, dont la prestation est parfois invitée à passer au premier plan.
Juliane Banse est une chanteuse courageuse, qui n’a jamais craint d’aborder des œuvres rares et de tenir sur scène des rôles qu’elle aurait rarement l’occasion de rechanter. A Paris, on a ainsi pu l’entendre dans Fierrabras aux côtés de Jonas Kaufmann (au Châtelet en 2006), et la musique de notre temps a trouvé en elle une avocate de choix, comme il suffit de consulter son agenda pour s’en assurer : ces dernières années, elle a certes chanté dans Le Devoir du premier commandement, de Mozart, mais elle a surtout participé à une création mondiale à Zürich (Lunea, de Heinz Holliger), elle a redonné vie à la Jeanne d’Arc de Krenek, elle interprété La Voix humaine… Humainement, l’artiste est attachante, et elle bénéficie d’un réel capital de sympathie. Hélas, sa voix ne se révèle pas toujours à la hauteur de toutes ces bonnes intentions, et l’aigu n’a pas vraiment tout pour plaire, entre son côté acide et le vibrato large qui l’affecte. Nous l’avions déjà signalé à propos de son Elsa de concert à Nantes, Juliane Banse n’est, à ce point de sa carrière, plus en mesure de servir dignement les héroïnes innocentes du grand répertoire. C’est peut-être ce qui a poussé la soprano à se mettre au service du répertoire du XXe siècle, où l’on attend moins de pureté sonore ; de fait, elle a pu servir avec un brio remarquable des compositeurs comme Reimann ou Henze.
Dans Das Marienleben, on est d’abord sensible à ce côté un peu désagréable des aigus, mais on se laisse bientôt convaincre par l’expressivité de l’artiste, dont l’articulation exemplaire contribue à mettre en avant le sens du texte. A cent lieues de ce qu’en tiraient Erna Berger, Gundula Janowitz ou, plus récemment, Rachel Harnisch, c’est à une interprétation quasi expressionniste que l’on a ici affaire, ce qui n’a rien d’un contresens compte tenu de l’époque à laquelle cette musique a été conçue. Ce n’est peut-être pas l’option la plus séduisante, mais elle est légitime, d’autant que ces lieder n’ont rien de l’intimité des mélodies de salon.