En cette année de double commémoration, il aura été publié quantité d’ouvrages parfaitement inutiles sur Wagner et sur Verdi. C’est donc avec un vif plaisir qu’on salue la parution d’un livre qui aborde le sujet sous un angle différent, sans repasser par le biographique, et qui illustre l’idée qu’à travers les deux compositeurs, ce sont deux conceptions de la musique et de la culture qu’on a voulu opposer, parfois malgré eux. La réflexion de Timothée Picard porte avant tout ce qu’on appelle « imagologie », c’est-à-dire la perception qu’un pays peut avoir des autres nations. En l’occurrence, Verdi et Wagner incarnent malgré eux une certaine idée de l’Allemagne et de l’Italie, voire, dans le cas de Wagner, une certaine idée d’une certaine Allemagne.
En guise de prologue, Timothée Picard propose toute une série d’exemples récents qui montrent que les valeurs patriotiques prétendument véhiculées par la musique des deux illustres rivaux n’appartiennent pas au passé, mais que Nabucco ou Tristan continuent à être employés pour signifier deux sphères culturelles, deux univers mentaux, notamment sur grand écran : « Utiliser la musique de Verdi ou de Wagner au cinéma semble en effet suffire à créer un ‘effet d’opéra’ en même temps qu’un ‘effet d’italianité’ ou de ‘germanité’, et ce, tantôt à titre purement décoratif, tantôt pour interroger frontalement les implications profondes de ces différentes données ». Tout comme un air d’opéra de Verdi permettrait de résumer le concept de latinité, un extrait d’œuvre de Wagner serait devenu synonyme de romantisme nordique désespéré ou de barbarie totalitaire (ce qui revient à dépouiller hâtivement Verdi de tout caractère romantique).
Ce que montre ensuite ce livre, c’est que l’Occident se repaît depuis longtemps de ce genre d’opposition en grande partie artificielle, et qu’à ce jeu, Verdi et Wagner ne sont que des pions, manipulés dans le cadre d’un affrontement dont les enjeux dépassent ceux de la seule musique. Dans cette étude de « l’imaginaire musical européen », certains textes s’avèrent incontournables, à commencer par Verdi, roman de l’opéra, publié en 1924 par Franz Werfel, élément crucial de la « Verdi Renaissance » née dans les pays de langue allemande au lendemain de la Première Guerre mondiale. Le romancier autrichien y exagère les caractéristiques des deux compositeurs pour mieux leur faire incarner des valeurs opposées. D’un côté, le bon sens paysan, la vigueur mélodique naturelle, de l’autre, le décadentisme efféminé et la boursouflure intellectuelle. La même année, mais de manière bien plus ambiguë, Thomas Mann reprend dans La Montagne magique cette mythologie nourrie de clichés, dont on pourrait faire remonter l’origine au discours critique élaboré par Eduard Hanslick au milieu du XIXe siècle, sans oublier les écrits de Nietzsche qui dresse un Verdi apollinien contre un Wagner dionysiaque.
De leur côté, les Italiens n’auront de cesse que de mettre « de la choucroute dans leur macaroni », et si Verdi trouve grâce aux yeux de certains, c’est parce qu’il se serait « wagnérisé » sur le tard. C’est d’Allemagne que devait venir le salut, pour Arrigo Boito comme pour Ferruccio Busoni, qui tous deux s’attaquèrent au Faust de Goethe. D’Annunzio succomba lui aussi aux sirènes du wagnérisme, auxquelles Alberto Savinio devait rétrospectivement s’étonner d’avoir été sensible dans sa jeunesse, pour mieux les opposer au charme immarcescible des chefs-d’œuvre verdiens. Terres d’élection du wagnérisme fin-de-siècle, la France et l’Angleterre ont pourtant vu naître d’ardents défenseurs de Verdi : « Wagner pue le sexe », déclare James Joyce. Latinité et germanité sont les deux écueils entre lesquels les compositeurs français s’efforcent de louvoyer, dans l’espoir d’incarner une troisième voie possible. Auteur de la première thèse de musicologie soutenue en France, Romain Rolland construit le triple récit national d’une France cartésienne faite pour le théâtre, d’une Allemagne rêveuse faite pour la musique et d’une Italie passionnée faite pour l’opéra. Au XVIIIe siècle, l’affrontement programmé de Gluck et de Piccinni préfigure celui de Wagner et Verdi. Ce que montre Timothée Picard dans sa conclusion, c’est qu’après un siècle de wagnérisme, le verdisme reste à inventer, même si, fort heureusement, les chefs d’orchestre, les chanteurs et les metteurs en scène nous prouvent aujourd’hui qu’on peut être wagnérien et verdien.
Dans la masse de documentation que suppose l’élaboration d’une telle somme, on ne s’étonnera pas de trouver quelques broutilles à signaler. Ainsi, une coquille semble bien avoir transformé Reinhard Keiser en Kreisler (p. 243) ; quant au duo de Piquillo et de la Périchole, les personnages n’y chantent pas « felicità, felicità, et patati et patata » (p. 36), mais « Et caetera, et caetera, felicità, felicità ».