Quoiqu’on puisse retrouver Jessica Pratt sur un certain nombre d’enregistrements*, aucun ne venait jusqu’à présent documenter les grands chevaux de bataille de Donizetti et Bellini, du moins dans une exécution musicale de qualité optimale. C’est chose faite désormais avec ce magnifique album consacré à quelques unes des plus remarquables scènes de folie du belcanto romantique, enregistrement d’autant plus attendu que le soprano australien d’origine britannique est malheureusement plus connu des fans de ce répertoire que des directeurs de casting des grandes institutions internationales.
Lucia di Lammermoor est un rôle que Jessica Pratt a souvent défendu à la scène et qu’elle chante ici dans la tonalité aiguë, telle que prévue originellement par Donizetti (on peut l’entendre dans l’enregistrement studio de Montserrat Caballé, mais sans suraigus). Le soprano l’interprète avec les mêmes variations et interpolations dans le haut du registre que l’on entend habituellement à la scène, mais transposées cette fois d’un ton entier. Accompagnée de surcroît par l’harmonica de verre, lui aussi prévu initialement par le compositeur bergamasque mais généralement remplacé par la flûte, la scène acquière une poésie et une évanescence nouvelles, sublimées par la perfection de l’interprétation vocale. Evitant les effets dramatiques, au risque d’être accusée d’une relative placidité, Jessica Pratt sait créer l’émotion par la seule magie du chant. Au petit jeu des comparaisons avec les grandes références historiques, on pourra par exemple préférer les couleurs sombres de Maria Callas, moins aboutie techniquement, la perfection de Joan Sutherland qui défendait la version traditionnelle ou celle de Mariella Devia un peu distante scéniquement, ou encore l’approche plus dramatique de June Anderson : le simple fait de recourir à de telles références démontre à quel niveau nous nous situons ici.
On retrouve les mêmes qualités et limitations dans la scène de folie d’Elvira d’I Puritani : une parfaite maitrise technique, une pureté vocale touchante mais au relatif détriment de l’engagement théâtral, ce qui compte toutefois moins au disque qu’à la scène. C’est finalement dans la scène finale de La Sonnambula que la chanteuse se révèle à son meilleur dans Bellini, le soprano évoquant avec une parfaite justesse les tourments psychologiques de l’héroïne, la douleur de la perte d’un amour avec un air d’une douce tristesse suivie par le bonheur de le retrouver dans une cabalette particulièrement exaltée conclue par un impressionnant contre fa.
L’enregistrement comprend également deux pages plus rarement entendues et peut-être encore plus spectaculaires techniquement. Créée en 1824, soit plus de 10 ans avant Lucia di Lammermoor, Emilia di Liverpool est l’œuvre d’un Donizetti de 24 ans, certes expérimenté (il a déjà une douzaine d’opéras derrière lui) mais pas encore tout à fait libéré de l’influence rossinienne, comme en témoigne une folle cabalette, riche en pyrotechnies vocales qui évoque l’air final de Bianca e Falliero, mais sans le génie mélodique du compositeur pésarais. A peine moins rare mais autrement plus personnelle, la grande scène de Linda di Chamounix est un autre grand moment de ce disque, pour Donizetti cette fois, avec une Jessica Pratt théâtralement engagée, variant les couleurs et l’expressivité des sons avec une parfaite justice dramatique. La cabalette en est particulièrement électrisante, le soprano alignant avec une aisance confondante des vocalises accélérées d’une précision diabolique et tutoyant les sommets dans des variations particulièrement dramatiques.
L’enregistrement bénéficie de la direction précise, attentive et dramatique de Riccardo Frizza à la tête des très professionnels orchestres et des chœurs du Mai Musical Florentin. Le chef italien démontre à qui pourrait en douter que ce répertoire ne peut se contenter des tâcherons que l’on entend régulièrement au théâtre (la preuve). Cerise sur le gâteau Jessica Pratt est également accompagnée d’excellents partenaires, ce qui nous permet d’apprécier ces scènes à peu près à l’identique d’un enregistrement intégral. Même avec quelques réserves, nous tenons certainement ici l’enregistrement belcantiste le plus intéressant de ces dernières décennies. A quand un second volume ?
* Essentiellement des raretés belcantistes. A titre d'illustration, on pourra citer Il Castello Di Kenilworth, Rosmonda D'Inghilterra ou Le convenienze ed inconvenienze de Donizetti, la palme de la rareté revenant sans conteste à La sposa di Messina de Nicola Vaccaj.