Plus de vingt ans après un premier numéro consacré à Manon, l’Avant-Scène Opéra saisit le prétexte d’une nouvelle production du chef d’œuvre de Massenet à l’Opéra de Paris pour remettre les pendules à l’heure. En 1989, l’édition originale alléguait déjà des meilleurs spécialistes de la question – Gérard Condé en tête, dont le guide d’écoute démontre qu’il est possible d’instruire tout en restant lisible. On les retrouve tous dans ce nouveau volume, à l’exception de Cécile Grand et de Philippe Godefroid, leur regard sur Manon version Auber et Henze étant vraisemblablement considéré aujourd’hui comme des digressions inutiles. A juste titre, Massenet se suffit à lui-même. D’autant que si l’on ajoute en supplément la présentation et l’analyse du Portrait de Manon, il y a largement matière à occuper les 160 pages prévues. Disparues également les interviews de Catherine Malfitano et de Beverly Sills. On n’y apprenait pas grand-chose mais Bubbles avait le mérite de nous distraire en nous abreuvant d’anecdotes : son zozotement involontaire, ses rencontres avec Mary Garden et Rosa Ponselle, la pointure de ses chaussures (trop grande pour une jeune fille censée avoir 16 ans), etc. Autre signe des temps, le portrait d’Edita Gruberova en couverture, aigrette sur la tête et regard étudié façon « sphynx étonnant » est détrôné par une photo de Nathalie Dessay et Jonas Kaufmann pris dans le feu d’un échange amoureux. Notre époque préfère l’action à la contemplation.
A la place on gagne deux articles de Jean-Christophe Branger, désormais incontournable dès qu’il s’agit de Massenet (voir interview). D’une part, un recueil des notes autographes du manuscrit chant-piano vient compléter la genèse de l’opéra établie par Patrick Gillis. D’autre part, des considérations – légitimes – autour de la version avec récitatifs chantés rappellent l’habileté avec laquelle Massenet savait user du « pouvoir expressif de la déclamation parlée ». Il parait que Berg même saura s’en souvenir dans Lulu. Ce qui au passage nous permet de constater avec plaisir qu’une page musicologique semble en train de se tourner : voudrait-on enfin sortir Massenet du carcan honteux dans lequel bon nombre de commentateurs l’ont enfermé ?
A part cela, peu de découvertes en vingt ans sont venus modifier le regard que l’on porte sur Manon. Ainsi que le rappelle Didier van Moere, dès sa création, le public comme la critique surent reconnaître la valeur de l’ouvrage. Sa popularité ne s’est jamais démentie depuis. Une quarantaine de productions comptabilisées depuis 1989 viennent l’attester.
Ce qui justifie donc cette nouvelle édition, outre des illustrations plus récentes en couleur (très belles images de la mise en scène de Vincent Paterson à Berlin qui faisait de Manon une star de cinéma), c’est la rubrique « Ecouter, voir, lire ». Côté bibliographie, plusieurs publications témoignent de l’intérêt que continue de susciter le compositeur stéphanois en France – la monographie de Bonnaure chez Actes Sud (voir recension), Jules Massenet en toutes lettres par Anne Bessand-Massenet*, etc. – comme à l’étranger – Massenet, a chronicle of his Life and Times par Demar Irvine, Invito all’ascolto di Massenet par Maurizio Modugno, etc.
Les Manon d’Angela Gheorghiu et de Renée Fleming n’ayant pas bouleversé le paysage discographique, c’est vers la vidéo qu’il faut se tourner pour s’abreuver de sang neuf avec, depuis 1989, pas moins de huit titres supplémentaires au catalogue et une conclusion : « Les Manon d’aujourd’hui s’appellent Anna Netrebko et Natalie Dessay ». Ça tombe bien, c’est justement la soprano française qui marchera « par tous les chemins » dans quelques semaines à l’Opéra de Paris. On verra alors si, comme Didier Van Moere, « une fois encore, on rend les armes devant une telle intensité ». En attendant, voilà un numéro à acquérir absolument, qu’il vienne, en fonction de la place disponible dans sa bibliothèque, remplacer le précédent ou compléter sa collection.
* Lire à ce sujet l’article de Laurent Bury : « Massenet par les livres »