Malgré ses réussites incontestables, l’ancien directeur de la Komische Oper de Berlin semble boudé en France. Depuis un mémorable Tannhäuser au Châtelet, il y a dix ans, on ne connaît Andreas Homoki qu’à travers son retentissant David et Jonathas d’Aix. L’extraordinaire floraison liée au bicentenaire de Wagner nous a valu ce Fliegende Holländer, coproduit par Zürich, dont il assume la direction depuis l’été 2012, Oslo et la Scala de Milan. Comme à son habitude, la lecture qu’il en propose est profondément renouvelée : oubliées les références légendaires, pour un drame bourgeois dans la lignée du Ring de Chéreau. La métaphore du capitalisme colonisateur et triomphant oppose l’oppression du monde économique et de ses corollaires sociaux à la liberté du révolté et à la femme qui échappe au conformisme bourgeois. Le parti-pris est légitime et cohérent, même s’il conduit à l’abandon de certains clichés. Nous sommes à la fin du XIXe siècle, dans l’hémisphère sud, non loin du cap de Bonne-Espérance. Le capitaine a refusé de mouiller dans un port lors d’une terrible tempête et a bravé les puissances du ciel. Ainsi condamné à l’errance, il aborde tous les sept ans à la recherche de l’amour rédempteur.
C’est la version première qui a été retenue : la plus romantique, l’urgence, la force comme choix, sans entracte, ce que l’ingénieux système de tourniquet autorise. Daland dirige son comptoir aux lambris de bois où s’affairent les employés en uniforme. Kafka n’est pas loin. Les boiseries luxueuses, dignes d’une banque suisse, traduction de la prospérité née du capitalisme, seront l’élément permanent du décor. Le télégraphe, les tableaux économiques, le vaste écran d’une mer tourmentée, une carte de l’Afrique suffisent au contexte. Est-on en mer ou sur le continent ? Sans doute les deux, au fil des pages. Du milieu des employés surgit le Hollandais, en pelisse et haut de forme à plume rouge – référence à Johny Depp incarnant Dead Man – visage blême et buriné, sinistre. Une sorte de revenant dont la présence est magnétique. Apparaît-il ? tout change, hommes et éclairages. Les costumes, ses couleurs le différencient du monde monochrome, organisé, policé, qui le craint et le rejette. Force est d’oublier tous les poncifs à l’écoute de cet ouvrage. Les « fileuses », dont les moqueries à l’endroit de Senta relèvent du harcèlement, sont des secrétaires en uniforme devant leur Remington, et l’on reconnaît l’interrupteur de porcelaine. La vérité dramatique et musicale nous emporte. L’intrigue est connue… Le Hollandais retournera à la mer, gouvernée par les courants. Senta se sacrifie, ici avec le fusil d’Erik. Tout est dit, avec une force expressive rare, le romantisme à l’état pur, absolu.
La trame de l’écriture orchestrale est « assez épaisse et lourde » confiait Solti. Avec la dynamique enfièvrée qu’il impose, Alain Altinoglu nous offre une lecture claire, transparente à l’orchestre, puissante sans jamais peser. Toujours vivante et subtile, féroce comme intime, elle sait ménager les respirations, les attentes et donne une vie intense à la partition et au drame. En attendant son Lohengrin à Bayreuth (la nuit du 4 août !), nous en avons de nouveau la confirmation : un très grand chef lyrique qui excelle à créer les atmosphères, toujours attentif à la voix, mais aussi à la couleur orchestrale. La Philharmonia Zürich s’y montre sous son meilleur jour. Il en va de même des chœurs, personnage essentiel, dont on ne sait qu’admirer le plus, le chant ou le jeu, tant les deux sont superlatifs.
La tessiture de chacun des personnages est d’une ampleur inaccoutumée, ce qui rend les distributions difficiles. Ici, nous sommes gâtés : dès son premier air, Bryn Terfel campe un des plus beaux Hollandais qui soient. Familier du rôle, il en donne une version émouvante et forte, avec la palette expressive la plus large. Du très grand art. Daland est également vrai, incarné par Matti Salminen. Si la voix n’a plus l’airain de ses débuts, l’intelligence du rôle, la puissance truculente et autoritaire l’habitent plus que jamais. Anja Kampe vit intensément sa passion. Sa Senta a des aigus remarquables et ne connaît pas la moindre défaillance, malgré la difficulté du rôle. Erik n’est manifestement pas pour elle : La voix élégante, bien conduite, séduisante de Marco Jentzsch déborde de lyrisme mais ne relève pas du même univers. Liliana Nikiteanu a les moyens requis pour le rôle de la nourrice, Mary : puissance, couleur, aisance sont au rendez-vous. Fabio Trümpi est un excellent ténor léger dont le chant impose d’emblée le caractère de l’ouvrage, avec un «Mit Gewitter und Sturm » remarquable.
La direction d’acteur est un modèle du genre : les mouvements, la gestique, les mimiques imposées sont une véritable chorégraphie-pantomime parfaitement achevée. Les tableaux réjouissent l’œil autant que l’oreille et cette version quelque peu dérangeante nous ravit et devrait combler le plus grand nombre, sans la moindre concession.