La popularité des opérettes de Franz Lehar ne se dément pas Outre-Rhin. En témoigne la fréquence des publications, des plus célèbres aux plus rares. Ce Graf von Luxemburg, dont Franz Lehar réalisa une version française dès 1912, comporte quelques pages qui font partie de cette mémoire confuse que tous les mélomanes ont en partage.
Comme le dicte le genre, le livret, d’une absolue invraisemblance, fait se combiner trois couples (René-Angèle, Brissard-Juliette, le prince et la comtesse Kokozov), un aristocrate et un peintre également désargentés, un prince russe volage – la Russie est à la mode –, sa comtesse, maîtresse délaissée, une chanteuse du Moulin-rouge, et son habilleuse. Mariage arrangé, monnayé, divorce, quiproquos, toutes les ficelles fonctionnent dans le cadre d’un Paris vu de Vienne, proche de celui de La Bohême. La morale sera évidemment sauve. Polkas et valses se succèdent, répondant aux attentes d’un public acquis d’avance… Malgré ces artifices, ces conventions, cela tourne. Les qualités de l’écriture, qui ne tombe jamais dans le vulgaire ou le trivial, celles d’une orchestration particulièrement raffinée, le rythme de l’ouvrage soutiennent l’intérêt. Les airs, le plus souvent strophiques, aux motifs composés pour s’inscrire dans la mémoire, les ensembles, répondent aux lois du genre. L’élégance, la légèreté, le charme sont indiscutables.
La version révisée de 1937 ajoute un premier tableau – entrée de René à l’acte I –, et un autre au troisième pour l’entrée de la comtesse Kokozov – son seul air. A signaler aussi que le nouveau librettiste, Wolf Völker, qui assiste Lehar dans la révision, permet d’éviter de mentionner « auteur inconnu » – les inavouables plumes juives de la version originale. L’orchestration est enrichie, à la mesure des ambitions du compositeur.
Les textes parlés, échangés entre les acteurs, sont spirituels à souhait, et, méritent une traduction, rendant l’action intelligible. Ici, ces dialogues – essentiels à l’action –, sont purement et simplement supprimés. La succession ininterrompue des airs et ensembles, des valses et des polkas, laisse une impression de fébrilité lorsqu’on écoute l’enregistrement en continu.
René, Daniel Behle, est jeune, brillant, aux aigus aisés, avec une large palette expressive. Dès son premier air « Mein AhnHerr wird der Luxemburg », il campe cet aristocrate bohême avec panache et distinction. La Juliette de Louise Alder est délicieuse, fraîche, sensible, excellente comédienne à en juger par son élocution. C’est dans ses quatre duos qu’elle donne toute la mesure de ses qualités. Angèle, Camilla Nylund a un joli timbre, des aigus faciles comme des graves solides, et toute la souplesse requise. Son entrée « Heut’ noch werd’ ich Ehefrau » est un petit bijou de grâce, servi par une orchestration raffinée. Brissard, le peintre, est Simon Bode. La voix est solide, légère et agile, tout comme celle de Sebastian Geyer, Basile Basilovitch. Le seul handicap est lié à l’enregistrement, où seule la voix permet de distinguer les acteurs : cinq ténors pour un baryton, la palette est réduite… Lehar n’avait pas écrit pour le disque. Margit Neubauer, la comtesse Kokozov, seule mezzo de la distribution dit autant qu’elle chante son unique air, conformément à l’esprit de l’œuvre. Aucune confusion possible. Seconds rôles, Sergueï Menchikov, le notaire (Ludwig Mitelhammer), Pavel von Pavlovitch, l’ambassadeur russe (Ingyu Wang) et Pélégrin, employé municipal, le seul baryton (Gurgen Baveyan), ne participent qu’aux ensembles. Aucun ne démérite.
La direction est un modèle du genre : elle impose souplesse et vivacité, ménage des climats et des couleurs riches, avec, toujours, un équilibre et une conduite remarquable, des nombreux ensembles particulièrement. Encore ignorée des scènes françaises, la Coréenne Eun Sun Kim fait une belle carrière internationale de chef lyrique. L’orchestre de l’Opéra de Francfort est un fort bel outil, précis, réactif avec des pupitres homogènes. La restitution, claire, équilibrée, laisse la sensation d’assister au spectacle.
En dehors de la permutation de quelques numéros, seule la présence des dialogues parlés distingue cet enregistrement de celui de Daniel Inbal. Tous deux sont réalisés en présence du public, et les applaudissements qui saluent certains numéros font partie de la vie de cette musique. Si la réalisation précédente se signalait par la complicité de chacun, on est ici en présence d’une production de très haut niveau par la qualité de la direction, des solistes, des chœurs et de l’orchestre. On en oublierait Rudolf Schock, Nicolaï Gedda, Lucia Popp et combien d’autres. Le livret d’accompagnement en allemand et en anglais, bien documenté, ne comporte pas les textes chantés ni leur traduction.