Si incroyable que cela puisse paraître, il existe deux intégrales de Der Traumgörge de Zemlinsky. Pour un opéra qui ne fut jamais créé du vivant de son compositeur, et qui n’a pu être entendu qu’en 1980, ce n’est pas mal, vraiment ! Le troisième opus scénique de l’amoureux transi d’Alma Mahler aurait dû voir la scène en 1907 grâce à la protection du mari de celle-ci, mais Gustav Mahler ayant démissionné, Georges le rêveur fut abandonné alors qu’il était en répétition, et c’est seulement dans les années 1970 que le matériel en fut retrouvé dans les archives de l’Opéra de Vienne. Près de quarante ans après la mort du compositeur, l’œuvre a enfin connu sa première scénique à Nuremberg en 1980. Seule la frilosité du public et des programmateurs explique qu’on ne voie pas plus souvent cet opéra… écrivions-nous il y a quelques jours, quand est tombée l’excellente nouvelle : une coproduction entre Nancy et Dijon sera présentée la saison prochaine !
… qu’on ne voie pas plus souvent cet opéra dont le livret très solidement bâti repose sur deux personnages centraux. Le fameux rêveur du titre, qui se révèle en fait un meneur d’hommes, un leader révolutionnaire, est vite déçu par la cupidité égoïste de ses frères humains mais trouve un équilibre dans une vie de famille heureuse et bienfaisante, avec une femme qu’il a toujours défendue contre ceux qui la traitaient comme une sorcière et en qui il reconnaît la princesse de ses rêves. Musicalement, on se situe dans une mouvance post-wagnérienne, entre Mahler et un Richard Strauss « apaisé » qui ne s’était pas encore vraiment manifesté à l’opéra, le grand duo final de Görge et de Gertraud semblant presque préfigurer celui d’Ariane à Naxos.
Donc, déjà deux intégrales : l’une, parue chez Capriccio en 1988, écho d’un concert donné à Francfort l’année précédente ; l’autre, chez EMI, enregistrée en studio et sortie en 2003, à l’époque – bénie ? – où James Conlon avait persuadé le label de publier toute une série d’œuvres de Zemlinsky. Sans parler de l’opposition entre live et studio, on remarque une différence de taille entre ces deux versions : leur durée. 1h50 pour Capriccio contre 2h30 pour EMI ! Certes, Conlon affirme donner la partition sans aucune coupure, mais il semble que ce soit surtout la lenteur de ses tempos qui explique ce différentiel de temps. On avouera une préférence pour la version dirigée par l’excellent Gerd Albrecht, qui instaure d’emblée un climat plus poétique, grâce à la transparence des textures orchestrales, avec des tempos pourtant plus rapides.
La version de concert a aussi l’avantage d’insuffler aux chanteurs une vie qu’il est toujours malaisé de recréer en studio, et l’on sent une complicité entre les différents membres de la distribution. Josef Protschka, que Capriccio nous avait permis d’entendre dans Turandot de Busoni ou Der Schatzgräber de Schreker, trouve dans le rôle-titre un personnage à sa mesure, qui ne l’oblige pas à des excès de vaillance, mais s’accommode parfaitement de la demi-teinte, adéquate pour un rêveur. Décédée en 2014, Janis Martin chantait Wagner en haut lieu dans les années 1980 ; de fait, le rôle de Gertraud appelle une voix assez héroïque, et un timbre sulfureux pour caractériser cette femme rejetée par la société. Pamela Coburn est l’un des quatre noms retenus pour la couverture du disque : le rôle assez mineur de Grete, auquel elle prête une admirable fraîcheur, n’appelait peut-être tant d’honneur puisque la demoiselle disparaît après le premier acte, mais c’est qu’elle était, dans ces même années 1980, une mozartienne de référence en Autriche et en Allemagne. Gabriele Maria Ronge n’est pas loin d’avoir autant à chanter et le fait fort bien. Du côté des messieurs, le monde germanique avait apporté ce qu’il avait de mieux à offrir : un ténor qui fut Siegfried à Paris au début des années 1990, Heinz Kruse, un baryton très wagnéro-straussien, Hartmut Welker, et deux superbes basses, Victor von Halem et Martin Blasius.