Les feux du purgatoire n’auront pas consumé longtemps Régine Crespin. Moins de trois ans après sa disparition (le 5 juillet 2007), l’Opéra de Paris et la BNF unissent leurs archives pour lui rendre hommage sous forme d’une exposition, à découvrir au Palais Garnier du 19 juin au 30 septembre 2010. Hubert Nyssen, fondateur d’Actes Sud, ne pouvait laisser passer cette occasion d’associer une nouvelle fois sa maison d’édition à celle dont il est un grand admirateur, de la voix comme de la personnalité1. C’est donc sous le label arlésien que parait le catalogue de l’exposition. Livre plutôt que catalogue d’ailleurs par son format à la française et sa couverture cartonnée. Et objet d’art plutôt que livre quand on découvre en le feuilletant la place qu’occupent les photographies par rapport au texte. Ce dernier se résume en effet à une courte préface dans laquelle Hubert Nyssen fait la part de Régine et de Crespin, suivie d’un article d’André Tubeuf qui joue aussi sur la dualité entre la femme et l’artiste avant de retracer dans les grandes lignes le parcours de la chanteuse. Moins de dix pages en tout. Du bon Tubeuf cependant, inspiré comme toujours, non pas embrouillé comme parfois, qui donne à entendre quelques fragments d’une voix unique. Des notes – ce fameux la bémol « exquisément flotté » – une chair, une force, une âme et un cœur, Régine et Crespin à la fois. Les crédits photographiques et une chronologie détaillée de sa carrière, de 1949 à 1990, recomposée par Inès Piovesan, constituent en fin de volume l’unique documentation. Pourquoi tant de laconisme ? Peut-être pour ne pas faire double emploi avec A la scène, à la ville qui proposait déjà en annexe une discographie ainsi que la liste exhaustive des rôles d’opéras chantés, des compositeurs abordés, des récompenses reçues, des villes, des théâtres et des festivals fréquentés.
Priorité à l’image donc selon un découpage qui hésite entre chronologie et thématique : Enfance, adolescence et débuts ; La wagnérienne ; Ambassadrice du chant français ; Grands rôles, grands personnages ; Scènes du monde ; Portraits ; Dernières apparitions. Sept chapitres qui rassemblent près de cent-vingt photos essentiellement en noir et blanc. Seules trois ou quatre osent la couleur, une Carmen brune, une Santuzza blonde – la dualité toujours ! – et, hors scène, un portrait sur fond de mer bleue, en vacances à Majorque, les traits reposés, les yeux mi-clos et un sourire de Joconde qui donnent au visage un air d’éternité. Ainsi quelques instantanés dévoilent la femme derrière la diva, Régine derrière Crespin, selon la rhétorique chère aux auteurs.
Régine enfant, la silhouette longue mais l’ovale du menton déjà dessiné, l’adolescente au sourire hésitant ou la jeune fille du Midi, la pose effrontée, les cheveux sauvages. Régine encore, plus tard, méconnaissable en robe noire, très Danielle Darrieux dans Madame de. Régine surprise en ménagère au pied du four, Régine pensive, cadrée de près, sous un chapeau blanc.
Et face à Régine : Crespin, encore plus nombreuse. Crespin la sainte : Elisabeth de Tannhäuser votive et couronnée ; madame Lidoine également enturbannée pour la création française des Dialogues des Carmélites. Crespin la vierge, que la jeunesse des traits teinte d’une pureté troublante : Helmwige, une des Walkyries à Paris en 1951 ; Marguerite de Faust aux lourdes paupières dont on imagine, à la regarder, la douceur songeuse de son « Roi de Thulé » ; Elsa à Mulhouse en 1950, deux nappes blondes sur le corsage comme deux ruisseaux de larmes. Desdemona à la même époque affirme déjà dans la moue une sensualité qui annonce Carmen et préfigure cette Giulietta des Contes d’Hoffmann que Paris hua et qui derrière un éventail de dentelles abrite un décolleté trop sage pour être honnête. Crespin l’aguicheuse, Crespin la charmeuse et puis évidemment, Crespin la tragédienne : défigurée par la peur en Comtesse de La Dame de Pique ; première prieure terrifiante et terrifiée ; Didon possédée, les mains tendues vers Enée déjà disparu ; Iphigénie pétrifiée ; Kundry hébétée ou illuminée ; Gioconda dont le regard cerclé de noir suggère le geste irréparable. Crespin royale en Fedra à Milan en 1959 ; en Maréchale poudrée, une mouche noire sur le méplat ; et, d’une certaine manière, en Grande Duchesse à Bobino en 1974. Crespin surprenante en Marina dans Boris Godounov, redevenue Madame de, un bouquet de plumes blanches à la main. Crespin en répétition avec Wieland Wagner, en concert à l’ORTF ou chez elle avenue Frochot, enseignant le chant à un jeune Philippe Rouillon. Crespin la lionne, bien entendu, qui rugit sa colère dans la célèbre Tosca photographiée en 1960 à Monte-Carlo. Et tant d’autres Crespin encore. Jusqu’à ce portrait magnifique, page 115, choisi aussi pour la couverture – ce n’est pas un hasard – qui donne à contempler Régine et Crespin en un seul visage. Réconciliées. Eternelle.
Christophe Rizoud
1 C’est déjà Actes Sud qui avait publié les mémoires de Régine Crespin, A la Scène, à la ville, dont on recommande vivement la lecture