Voici un disque que l’on rougit d’avoir oublié plusieurs semaines sous une pile de courrier trop vite ouvert, l’esprit sans doute accaparé par d’autres tâches estimées à tort ou à raison plus impératives. Cessons. Il n’y pas d’excuses comme il n’y a pas de hasard. Dès la première plage, « Die Schwestern » – le plus insouciant des quatre duos de Brahms (op. 61) –, c’est une bouffée de joie qui pénètre l’oreille et suggère des images d’Epinal influencées par le calendrier et des températures enfin de saison : la magie de l’hiver d’avant le réchauffement climatique, des paysages blancs, l’intimité rustique d’une chaumière, une cheminée où le feu crépite, une invitation à se recroqueviller dans les harmonies enveloppantes de deux voix amies.
Karine Deshayes et Delphine Haidan forment un duo depuis une quinzaine d’années. Sous le nom facétieux de « Deux Mezzos sinon rien », le temps a scellé une complicité établie par la confusion de deux timbres identiques et pourtant dissemblables. Qu’il s’agisse d’opéra ou comme ici de mélodie, le répertoire préfère apparier mezzo et soprano. L’ambiguïté des tessitures joue en la faveur des deux chanteuses. Sur l’étoffe plus sombre de Delphine, les fils de soie ouvrés par Karine composent un velours somptueux dont on aime le toucher doux et la surface brillante. Le piano serein de Johan Farjot n’est pas étranger à l’impression d’équilibre qui se dégage de l’ensemble. Ces trois-là font la paire.
L’hédonisme sonore s’avèrerait une condition nécessaire mais insuffisante s’il n’était animé par le plaisir – et le désir – de faire de la musique ensemble. Les interprètes respirent de concert tout au long des vingt plages d’un album que les mezzos parcourent main dans la main, comme deux sœurs – ces « schwestern » que Brahms a voulues fusionnelles. Mendelssohn, dans les six duos (opus 63) dont les quatre premiers seuls figurent au programme, procède de la même euphonie. Les deux voix s’enserrent, se caressent et ne se séparent que pour mieux s’enlacer – « Herbstlied » et son incessant tourbillon.
Le répertoire français offre aux deux chanteuses plus d’indépendance, en même temps qu’il nimbe la lumière de rayons de lune – « La Nuit » de Chausson – et de soleil – « El desdichado » de Saint-Saens avec son rythme de boléro comme une invitation à franchir les Pyrénées. C’est alors que les palettes de couleur deviennent plus distinctes, fuligineuse pour l’une, mordorée pour l’autre. La netteté des lignes ici, la précision de l’attaque là, compensent les contours parfois flous de la diction. L’opéra, voire l’opérette – « Joie » –, affleure lorsque Massenet s’en mêle. Ecrit en 1871 pour soprano et ténor, « Rêvons c‘est l’heure » fut recyclé dans Esclarmonde. La critique estima alors trop suggestives l’effusion des vocalises et l’obstination moite de l’accompagnement. Avec Fauré et les arpèges délicats de « Puisqu’ici-bas toute âme », la conversation devient dialogue avant qu’en une boucle judicieuse, Brahms ne referme d’un geste doux et mélancolique cette promenade enchantée.