Pour les Carmina Burana, l’affaire est entendue : Carl Orff a réussi un coup de maître et s’est assuré une popularité que rien ne paraît devoir compromettre avant longtemps. On sait aussi qu’il existe, dans la même veine, mais en beaucoup moins célèbre sur le plan international, deux autres partitions formant triptyque sous le nom de Trionfi, Catulli Carmina et Le Triomphe d’Aphrodite. En dehors de ces titres, monsieur Orff composa aussi deux brefs opéras d’après des contes des frères Grimm, qui ne sont guère donnés qu’en terre germanophone, semble-t-il. L’un d’eux s’appelle Der Mond, « La Lune » (1939). L’autre, et c’est là que ça se gâte, s’appelle Die Kluge, autrement dit « La Femme intelligente »… Tout un programme. Il fut créé en 1943 à Francfort, et valut au compositeur le Prix national décerné par la DDR en 1949. Jusque-là, passe encore. Mais là où l’où croit rêver, c’est lorsque l’on découvre la discographie de cette œuvre peu connue en France : une première version en 1956, dirigée par Wolfgang Sawallisch, avec Elizabeth Schwarzkopf, Gottlob Frick et le baryton Marcel Cordes, régulièrement rééditée par EMI. Et ça ne s’arrête pas là, puisqu’en 1970, un spectacle mis en scène par Orff en personne, et dirigé par Kurt Einhorn, fut enregistré avec du très beau linge aussi : Lucia Popp, à nouveau Gottlob Frick, et Thomas Stewart !
Dans ces conditions, quelles chances peut bien avoir la version rééditée une fois de plus par Berlin Classics, enregistrée entre 1976 et 1980, avec une distribution qui, si elle chante fort correctement, n’en reste pas moins de seconde zone ? Comment Magdalena Falewicz, Reiner Süss et Karl-Heinz Stryczek pourraient-ils lutter contre les fortes personnalités vocales réunies dans les intégrales concurrentes ? La soprano polonaise fut en son temps une chanteuse estimable ; elle fut notamment l’Amour dans l’Orfeo ed Euridice de Gluck enregistré par René Jacobs avec Sigiswald Kuijken, mais son personnage est assez transparent. Habitué de rôles comme le baron Ochs, décédé l’an dernier, Reiner Süss ne fait pas non plus tout à fait le poids face à Gottlob Frick. Karl-Heinz Stryczek était manifestement un chanteur qu’appréciait le chef Herbert Kegel, car il fit également appel à lui pour son enregistrement des Carmina Burana et pour le Trionfo di Afrodite (avec Reiner Süss également) du même Carl Orff.
La qualité sonore de l’enregistrement, de studio et plus récent que ses concurrents, est un atout incontestable. Néanmoins, d’autres labels, dont EMI et Mis, ont choisi de coupler Der Mond et Die Kluge en un album, pour un tarif nettement inférieur aux deux CD qu’occupe Die Kluge seul chez Berlin Classics. Reste enfin la question de l’œuvre elle-même, où Orff reprend avec beaucoup moins éloquence les recettes éprouvées dans Carmina Burana : répétition de phrases, chant syllabique, rythmes soulignés, usage régulier de percussions tonitruantes. Pourtant, ce singspiel (où tous les rôles secondaires sont ici doublés par des comédiens dès qu’intervient le dialogue parlé) aurait peut-être besoin d’un DVD pour qu’on en mesure l’efficacité dramatique, d’autant que Berlin Classics n’a pas jugé nécessaire d’en fournir le livret, même en version orginale.