On sait que chaque nouvelle parution d’un Ring est toujours un évènement aux dimensions (quasi) prométhéennes. En témoigne le dernier projet wagnérien de grande ampleur de Naxos, à savoir la parution des enregistrements de la Tétralogie sous la baguette de Jaap van Zweden. Pour cette entreprise, le futur directeur du New-York Philharmonic s’est appuyé sur une série de représentations concertantes avec le Hong-Kong Philharmonic Orchestra, ayant commencée en janvier dernier et s’étalant jusqu’en 2018. La distribution a le mérite de proposer les grands noms du répertoire avec ni plus ni moins que Stuart Skelton en Siegmund, Petra Lang en Brünnhilde ou encore Falk Struckmann en Hunding et surtout les débuts de Matthias Goerne en Wotan. Et malgré quelques déceptions, cet enregistrement apporte son lot de belles surprises.
Falk Struckmann est un Hunding sombre et imposant, mais son vibrato très large nous donne une impression d’instabilité. La hargne voulue par Wagner dans ce rôle semble avoir un peu décoloré. Malgré un timbre généreux à souhait, Michelle DeYoung souffre des mêmes défauts pour sa Fricka. Sa complainte du deuxième acte traîne des pieds, probablement ralentie par une voix qui a du mal à se faire aux importants écarts de tessiture.
Heidi Melton propose une Sieglinde déjà plus égale. Les pages les plus lyriques de la partition sont très réussies (« Du bist der Lenz ») et la soprano fait preuve d’un réel engagement musical. Seulement, le défaut que l’on voyait poindre dans le premier acte se révèle dans la troisième scène du deuxième : la voix arrive à ses limites dans la tessiture aiguë (à partir du la), très sollicitée dans cette hallucination de Sieglinde. Ses brèves interventions dans le troisième acte viennent confirmer cette inquiétude, ternissant un peu une impression pourtant positive.
C’est avec l’arrivée de Stuart Skelton que s’ouvrent véritablement les festivités. Celui dont l’aisance dans le répertoire wagnérien n’est plus à prouver est un Siegmund aussi héroïque que musical. Prenons par exemple la scène au clair de lune (« Winterstürme wichen dem Wonnemond » ) : Skelton comprend bien qu’une bonne partie du chant wagnérien prend sa source dans Schubert, et si l’allemand n’est pas toujours parfait, le geste musical est quant à lui bien senti. A l’inverse, dans la troisième scène du même acte, ce chanteur qui semble savoir tout faire se convertit en véritable Heldentenor wagnérien sans la moindre difficulté apparente. Et on se réjouit de le voir succéder à Jonas Kaufmann dans Lohengrin à Paris en février.
Petra Lang en Brünnhilde est telle qu’on la connaît d’habitude. L’engagement vocal est toujours au maximum des capacités (voire au-delà). Son « Hojotoho! » introductif est aussi pénible pour elle que pour nous. La scène entre Brünnhilde et Siegmund est à peine mieux : pourquoi toujours appuyer à outrance les sons poitrinés ? Pourquoi toujours tout attaquer par en dessous ? Mais on sait aussi que Petra Lang est une femme de scène, d’action, et qu’elle est ainsi plus à l’aise dans la dernière partie de l’ouvrage. C’est effectivement une Brünnhilde plus convaincante qui s’empare de ce troisième acte, surtout dans les duos avec son divin paternel (nous reviendrons à lui).
Il est seulement regrettable que ses partenaires féminines ne soient pas vraiment à la hauteur. En effet, le niveau de ces Walkyries va du correct (Okka von der Damerau en Grimgerde et la Waltraute de Sarah Castle) au franchement mauvais (nous ne citerons personne mais la tendance est généralement au fond du panier).
Nous avions évoqué un divin paternel, il s’agissait bien entendu du baryton Matthias Goerne, ici dans sa prise de rôle de Wotan. Car un peu à l’instar de son maître Fischer-Dieskau (qui incarna également le père des dieux avec Karajan), les apparitions scéniques de Goerne sont rares. Ce n’est d’ailleurs peut-être pas un hasard qu’il choisisse une série de représentations concertantes pour aborder ce personnage. Le baryton a tout ce qui lui faut pour incarner ce rôle, bien différent de Rheingold à Die Walküre. Le dieu qui était joueur est devenu résigné et sombre, et c’est cet état d’esprit que Goerne retranscrit le mieux, allant pour cela puiser dans sa subtile palette de timbres affinée par sa connaissance du Lied. Avouons en revanche que ses adieux ne sont pas les plus émouvants du répertoire, comme si le père n’avait pas réussi à succomber complètement aux supplications de la fille. Il faut dire que vu toute la hargne dégagée lors de la deuxième scène, la détente et le pardon devaient relever de la schizophrénie. Goerne interprète fin-janvier le Wanderer dans Siegfried à Hong-Kong, et nous faire languir jusqu’en novembre prochain pour l’écouter au disque est assez cruel.
Mais le tonnerre véritable, la « Donnermaschine » orchestrée par Wagner, c’est bien entendu dans la fosse qu’on le retrouve. Le Hong-Kong Philharmonic Orchestra exalté ici par Jaap van Zweden nous laisse encore ébouriffés tant par sa puissance que par son équilibre de timbres (souligné par une impeccable prise de son et un auditorium à l’acoustique très généreuse). La direction manque dans certains passages peut-être un peu de lyrisme (la fin du premier acte ou les fameux adieux de Wotan) mais le chef néerlandais sait parfaitement où faire ressortir la modernité de la partition. Il manipule son orchestre avec une précision chirurgicale et fait gronder le tonnerre des dieux comme jamais. Vivement Götterdämmerung pour nous faire gronder de plaisir.