Certes, ce ne sont pas les enregistrements de Dietrich Fischer-Dieskau qui manquent… Mais si beaucoup de merveilleux chanteurs marchent sur ses pas (Matthias Goerne, Christian Gerhaher, Werner Güra, et combien d’autres…), on reste émerveillé par l’art de DFD et sa personnalité, chaque fois qu’on retourne à lui.
Orfeo a entrepris de republier quelques trésors dormant dans ses archives. Trois albums sont jusqu’ici sortis (nous évoquerons le deuxième), riches en raretés et témoignant de l’inépuisable curiosité de l’artiste. Rien ne devait lui demeurer étranger.
Trois des disques de ce recueil prennent le parti de l’anthologie non pas musicale mais poétique, s’attachant à Goethe, Eichendorff et Dehmel. Preuve s’il en est d’un amour autant du texte que de la musique, et c’est l’essence même du Lied.
L’homme de scène
Le plus précieux des quatre cds, et qui mériterait à lui seul les quatre cœurs, c’est le premier, qui garde trace d’un récital donné à Stockholm en 1970. C’est un enregistrement privé issu des archives de DFD. D’Anna-Amalia von Sachsen-Weimar à Hugo Wolf, c’est une anthologie de poèmes de Goethe.
La voix est à son sommet. Se jouant des éclats les plus intrépides, elle peut aller jusqu’au chuchotis, si les mots le demandent. Toutes les roueries du chanteur-acteur peuvent être appelées à la rescousse aussi bien que l’impudeur en confidence du diseur-poète.
Légère, insouciante, surtout juvénile dans Neue Liebe, neues Leben (Beethoven), intime et tendre dans An der Mond (Schubert), cavalière, quasi militaire, la voix peut s’alléger en un clin d’oeil, bifurquer vers la voix mixte, et reprendre insolemment sa galopade (An Schwager Kronos), descendre dans l’introspection la plus secrète (Meeresstille), et que dire de cet Erlkönig, fascinant théâtre d’ombres sans cesse réinventé, où les déchirants cris d’effroi de l’enfant répondent aux félines propositions de l’enjôleur.
Plus étonnants encore, Dämmerung senkt sich von oben (Othmar Schoeck), crépuscule blême, à peine éclairé d’un rayon de lune, ou Einsamkeit (Max Reger), blafard, où la grande voix se détimbre et se désole, ou Zigeunerlied (Busoni), sardonique et sauvage, stupéfiant, morceau de bravoure échevelé (les onomatopées !), préludent à une extraordinaire série de Lieder de Wolf : Wanderers Nachtlied II, fervente et douloureuse prière, Frühling übers Jahr’, gracieux et aérien, Anakreons Grab, suspendu, impalpable, d’une indicible beauté… et un Rattenfänger, sardonique et virtuose (la diction est aussi stupéfiante que les bondissements de la voix).
La chanson de la puce (Beethoven), méphistophélique et cabotine à souhait, précèdera parmi les bis, un Musensohn (Schubert), cavalcadant et charmeur, mettant particulièrement en valeur le piano complice, constamment inventif, de Karl Engel.
Tout chanter !
Pour les Eichendorff du cd n° 2, autre concert extraordinaire, nous sommes à Salzburg, durant le Festival de 1975 et Wolfgang Sawallisch est au piano. D’admirables Schumann (quatre extraits du Liederkreis op. 39, dont Zwielicht – Crépuscule – où l’angoisse va croissant, jusqu’à une glaçante fin parlando) offrent l’occasion de comparer le Fischer-Dieskau en concert avec l’homme de studio (les enregistrements avec Christoph Eschenbach sont de la même année) : tout est identique dans l’intention, l’art du mot, la compréhension intime, mais le souci de la projection, de la transmission, de l’échange, l’amour de la scène induisent un impalpable (petit) coup de pouce aux effets et, s’il le faut, une moindre beauté vocale consentie. Et on repense à ces images de Fischer-Dieskau filmé par Bruno Monsaingeon en master class, à son œil qui frise, à sa gourmandise ogresque, à son énergie espiègle, très loin de la statue de commandeur du Lied qu’imaginent certains (cliché auquel succombe notre titre et on s’en excuse).
Dans sa boulimie à tout chanter, on le voit s’aventurer ici du côté de Bruno Walter (Der Soldat et Der junge Ehemann, sous influence mahlerienne) ou du méconnu Reinhard Schwarz-Schilling (l’espiègle Bist du manchmal auch verstimmt est le plus convaincant), mais combien plus étonnantes les six mélodies de Pfitzner, véritable révélation (pour nous) : l’altier Im Herbst, le tendre Lockung, qui semble se ressouvenir d’une chanson oubliée, le très étonnant et sépulcral In Danzig, vignette médiévale d’un romantisme désolé composée en 1907 (le piano orchestral de Sawallisch erre dans les tréfonds de l’instrument), le mélancolique Nachts de 1916 (« Je me tiens dans l’ombre de la forêt/Comme au bord de la vie »), qui s’achève comme une prière, et dont Fischer-Dieskau dit le texte avec une sorte de candeur, de probité amicale et, donné en bis, Zum Abschied meiner Tochter, où la voix s’éclaircit jusqu’au dénuement avant de plonger dans un violent désarroi, – et la revoilà dans toute sa puissance expressive. Le texte, très beau, évoque le départ d’un enfant, et chacune de ses inflexions trouve sa couleur vocale, son placement, sa dynamique – ce qu’on pourrait dire évidemment de chacune de ces mélodies.
Ce pourrait être une leçon de chant (et d’ailleurs c’en est une), mais la sensibilité la plus frémissante irrigue chaque mot, car le mot prime… à moins que ce ne soit la musique…
Et les Wolf sont bien sûr étourdissants, notamment l’insaisissable Nachtzauber, livide suggestion de la nuit tombant dans un vallon « quand le chant des rossignols alentour/se mue en plainte,/celle de la mortelle blessure d’amour/au temps des beaux jours enfuis ». Sur cette poésie fragile, Wolf pose un thrène ténu, dont Fischer-Dieskau rend sensible la moindre vibration.
Brumes fin-de-siècle
Dix ans plus tard, le 6 février 1985, le voici en studio, donc sans public, à la radio de Berlin, pour un récital sur des poèmes de Richard Dehmel (1863-1920). Aribert Reimann est au piano. Les années ont été indulgentes pour sa voix, mais elle a perdu un peu de son éclat, et gagné un grain nouveau, idéal pour ce répertoire douloureusement languide, ce malaise qu’on associe au tournant du siècle. Des errances de Szymanowski (« Ich glaub, ein Herz klagt irgendwo, – Je crois qu’un cœur geint quelque part ») aux amours malades de Zemlinsky (Meeraugen, Les yeux de la mer, 1900), c’est un florilège de mal-être et de tourments. Avec quel art (ou quelle rouerie) le Liedersänger utilise-t-il les quelques poussières que les années ont déposées sur sa voix. L’équilibre s’établit encore plus parfaitement (si faire se peut) entre les mots et les notes, et on est presque sur la crête du parlando pour un autre sublime Pfitzner (Die stille Stadt, 1921) : au fond d’une vallée envahie par la brume, une lueur apparaît au Wanderer, et c’est comme le chant de louange d’un enfant qui lui vient à l’esprit. Quelle délicatesse, quel oubli de soi, pour suggérer cet état d’âme fugitif.
Deux étonnants morceaux de bravoure, deux raretés, deux Notturnos complètent ce tableau symboliste. L’un (21 minutes !) dû à Artur Schnabel So müd hin schwand es in die Nacht (1914), fera constamment penser à Pierrot lunaire (moins l’ironie), tableau où rien ne manque (la lune, la détresse, « la cicatrice d’une profonde blessure », la pâle obscurité (bleiche Dunkel), le rêve (car c’en est un) et bien sûr la mort, et le piano d’Aribert Reimann s’y fera orchestral. L’autre, moins vaste (12 minutes quand même) de Richard Strauss (1899), reprenant en partie le même texte, et soutenu par un violon évanescent (joué par Kolja Blacher), paraîtra plus mélodique et moins alangui (avec quelques réminiscences de valse même), et ses ondoiements ne seront pas sans faire penser au climat de Salomé.
Si l’on préfère les formes brèves, deux des Frühe Lieder (1901-1903) et les Fünf Lieder (1906–08). d’Anton Webern, montreront Fischer-Dieskau à l’extrême de son art du dépouillement, oubliant tout prestige vocal (Am Ufer), pour n’être plus que le passeur d’impalpables, cristallines, clarteuses visions.
Le quatrième disque (1983, en studio aussi) avec Harmut Höll pour partenaire semblera, après ces sommets, plus anecdotique, avec des « Lieder der Romantik », allant de la romance (Poor Adele, de Sigismund Ritter von Neukomm) à la canzonetta (L’amor funesto de Donizetti, où les brisures de la voix se révèlent cruellement). Les curieux y trouveront des mélodies de Reissiger, Kraussold ou Herrmann, adornées ici des volutes d’une clarinette (Dieter Klöcker) ou des appels d’un cor (Klaus Wallendorf). Le jeune pâtre breton (Berlioz), et la Sérénade de Gounod sur les mots de Victor Hugo (« Chantez, chantez, ma belle, chantez toujours…») seront des plus charmeurs… Mais on aimera que l’un des Mörike-Lieder d’Hugo Wolf, Gesang Weylas, nous replonge une dernière fois dans les demi-teintes symbolistes.