Voici que se conclut la trilogie lancée par Marlis Petersen en décembre 2017. A raison d’un disque par an, la soprano allemande a ainsi exploré les différentes « Dimensions » de notre rapport à la vie : rapport à la nature, au monde extérieur (Welt), rapport au surnaturel, au monde imaginaire (Anders Welt), et maintenant, pour terminer, rapport à l’âme, au monde intérieur (Innenwelt), ce qui prend un côté un peu fourre-tout où l’on évoque la nuit, le rêve, l’amour, sujets assez rebattus des programmes de mélodies. Car, faut-il préciser, le parcours était jusqu’ici exclusivement focalisé sur l’univers du lied, plus strictement germanique pour le premier volume, avec une plus grande ouverture sur les pays nordiques pour le deuxième. Et pour le troisième, on a l’impression que les interprètes ont surtout voulu se faire plaisir : au milieu de ces plages agencées au gré de sous-titres censés conférer au tout une certaine rigueur intellectuelle (forcément en allemand seul, et explicités dans le livret d’ccompagnement), éclate tout à coup « Mouvement intérieur », en français dans le texte, et c’est là que Fauré, Duparc et Reynaldo Hahn débarquent en terres teutonnes. Une transition est ménagée, au moins sur le plan thématique, et « Après un rêve » succède à « Träume » des Wesendonck-Lieder. Mais comme l’explique le musicologue Joachim Reiber, après l’élégance mélodieuse de ces amusants Français, il faut revenir à la profondeur allemande, et le disque se conclut sur une exaltation du mystère du sentiment amoureux, avec l’aide de Hugo Wolf, Max Reger et consorts.
Si l’on s’aventure davantage géographiquement, la fourchette chronologique est un peu moins large que pour les précédents volumes : le lied le plus ancien est l’unique Schubert du programme, « Nacht und Träume », et le plus récent conclut la promenade, mais Robert Fürstenthal (1920-2016) n’a jamais cherché à s’exprimer dans un langage plus moderne que celui de Richard Strauss (le « Seele » initial de Karl Weigl, bien que datant de 1911, sonne bien plus innovant). Le titre le plus audacieux est donc peut-être « Beim Schlafengehen », troisième des Quatre Derniers Lieder, proposé dans un étrange arrangement-réduction pour voix, violon et piano dû au violoniste de jazz Gregor Hübner : à travers les interventions plutôt intempestives de ce monsieur, on reconnaît quand même Strauss.
Chanter les Quatre Derniers Lieder quand on a davantage la voix de Zerbinette, même si l’on tente d’être Salomé, c’est assez téméraire, et ce n’est sans doute pas demain que Marlis Petersen en interprètera la version normale, avec grand orchestre. Malgré tous ses efforts, la soprano se situe davantage du côté des poids plume que des walkyries : à l’aise dans le suraigu, ainsi que le montrent plusieurs des mélodies réunies ici, où l’écriture s’élève bien au-dessus de la portée, elle n’a rien à gagner – sur le plan artistique, du moins – à vouloir chanter autre chose que ce qu’elle sait faire. Richard Strauss a écrit assez de lieder pour soprano colorature, pourquoi tenter de s’approprier ce qui n’est décidément pas destiné à ce type de voix ? Même le wagnérien « Träume » s’éloigne ici beaucoup de Tristan et perd de son trouble rêveur.
A côté des découvertes que permettra cette balade dans les coins et recoins du lied (il y a toujours à défricher du côté de Hans Sommer et d’autres moins connus encore), l’immersion dans la mélodie montre que Marlis Petersen a une bonne maîtrise de notre langue. « A Chloris » lui convient particulièrement bien, mais l’on peut aussi attendre une voix plus capiteuse ou plus sombre pour Duparc.
Si ce disque n’est pas tout à fait l’apothéose espérée, du moins conclut-il dignement la trilogie. Maintenant, à quoi la soprano s’attaquera-t-elle dans un avenir proche ? Et peut-on lui suggérer de se dispenser (un peu) de cet arsenal d’ambitions intellectuelles dont elle s’était armée, et surtout de ces photographies New Age à base de superpositions qui ornent le livret du disque ?