Nouvelle et bienvenue parution d’Orfeo dans sa collection Bayerische Staatsoper Live, avec ce Don Giovanni qui vit l’ouverture du Festival d’été munichois en 1973, déjà édité sous divers labels mais qui ici accède en quelque sorte à la respectabilité : on va voir qu’il le mérite à plus d’un titre.
En dépit de ce que pourrait laisser penser la photo de couverture du coffret, qui montre le Don Giovanni de Ruggero Raimondi un sourire conquérant aux lèvres, la chemise largement ouverte, le principal intérêt de cette représentation n’est pas à attendre du rôle-titre. Ce sont d’abord les rôles féminins qui font vocalement le prix de cette soirée. Il faut dire qu’on n’est pas loin du brelan d’as.
En Donna Anna, Margaret Price impressionne par la perfection quasi immatérielle de son timbre, sa conduite instrumentale de la ligne, irréprochable : « Don Ottavio son morta ! » ne la désarçonne pas, elle arrive à bout sans dommage de la tessiture de « Or sai chi l’onore », mais aussi des vocalises de « Non mi dir ». Surtout, cette perfection n’est pas que froide ou glacée : l’émotion affleure, dès la première scène avec Ottavio. Une splendeur.
Au même niveau, il faut situer l’Elvira de Julia Varady, captée ici pour sa première saison munichoise, en plein envol de sa carrière internationale. Là aussi, la somme de qualités déployées laisse pantois. Au delà de l’opulence des moyens, inentamés sur toute la tessiture, on retiendra la capacité immédiate à incarner le personnage, notamment dans l’expression d’une fureur conquérante qui emporte tout sur son passage. Face à cela, relever d’infimes difficultés d’intonation dans les vocalises de « Mi tradi » confinerait à la mesquinerie. Assurément, on a là l’Elvire de sa génération, digne successeure de Schwarzkopf, Jurinac et Della Casa.
Et que dire de la Zerline tout aussi irrésistible de Lucia Popp, elle aussi captée dans son printemps le plus délicieux ? Vocalise cristalline, timbre de miel, fruité et soyeux, sans jamais la moindre miévrerie, et ce sourire dans la voix… On ne sait qu’admirer le plus. « Vedrai carino » est, logiquement, un sommet.
Face à une telle débauche d’attraits vocaux, on est tout prêt d’absoudre le séducteur compulsif campé par Ruggero Raimondi. Il faut dire que lui non plus ne manque pas d’atouts : la séduction de cette voix chaude et bien timbrée opère, il sait enjôler, et exhiber son velours vocal de manière avantageuse, sans rien connaître, en ces jeunes années, des problèmes vocaux qui, plus tard, deviendront rédhibitoires. Pourquoi faut-il, dès lors, qu’il soit aussi négligé dans son intonation, ne surveillant pas toujours son émission, se réfugiant dans une incarnation somme toute assez primaire, à grand renfort d’effets de manche, où l’on cherchera en vain la moindre subtilité ? La manière dont il court après la fin de « Fin ch’han dal vino » (prise il est vrai à un tempo décapant), qu’il termine complètement essoufflé, en se rachetant par l’inévitable rire de circonstance, est emblématique. Heureusement, la sérénade est plus sobre.
Les autres hommes ne se situent pas au même niveau. Hermann Winkler (un Parsifal, un Tannhäuser ou un Erik, jusqu’à Bayreuth) ne correspond clairement pas à notre idéal-type pour Ottavio. On n’assiste pas à un naufrage, loin s’en faut, mais la voix est trop lourde, l’intonation trop incertaine : il manque cette suprême distinction dans le timbre et dans la ligne, qui caractérise les meilleurs.
Le Leporello de Stafford Dean est plus sain, mais il passe sans marquer, tout comme le Masetto d’Enrico Fissore. On placera en revanche au pinacle le Commandeur de luxe incarné par Kurt Moll, un des meilleurs de toute la discographie, somptueux, sombre sans être caverneux, menaçant sans être rocailleux: il livre lors de la scène du banquet une prestation d’anthologie.
Last but not least, le mérite de cette soirée revient en grande partie au chef, Wolfgang Sawallisch, dont les immenses qualités de chef de théâtre se vérifient ici une fois encore. Sa direction nerveuse, alerte, sait à la perfection ménager les climats sans jamais oublier de relancer l’action. La construction des deux finals est, de ce point de vue, un modèle du genre. On se situe clairement ici du côté de Carlo Maria Giulini (pour la pulsation interne et le sens du théâtre) plus que de celui de Wilhelm Furtwängler. Point de pesanteur métaphysique dans cette interprétation, mais un drame livré cru, sans détour, au point de parfois étourdir. On pense plus d’une fois à son Tristan de Bayreuth, en 1957. Cette direction pleine de sève est idéalement au diapason d’une distribution qui se caractérise par sa jeunesse et sa fraîcheur (les principaux protagonistes ont à peine plus de 30 ans).
Malgré les quelques réserves portant sur certains rôles masculins, voilà une publication, enfin présentée dans des conditions sonores optimales, qui mérite sans aucun doute de figurer parmi les live les plus recommandables de la discographie.