Notre note maximale pour un enregistrement vieux de soixante-huit ans, que tous les amateurs de Callas connaissent et vénèrent, cela peut sembler voler au secours de la victoire… Tant pis ! Une nouvelle parution dans une qualité sonore indépassable (jusqu’à la prochaine) invite à s’en émerveiller à nouveau.
Un presque rien, un je ne sais quoi… Il faut avoir recours aux mots de Jankélévitch pour tenter de dire les différences sonores qu’on perçoit (qu’on croit percevoir) entre ce Lucia di Lammermoor édité d’après les bandes originales retrouvées dans les archives de la RBB, la radio berlinoise, et les remastérisations dont on disposait jusqu’ici.
Un peu plus de rondeur, un scintillement qu’on a l’impression de ne plus entendre, une profondeur des cordes graves, un rien de douceur dans les attaques… Peut-être… À vrai dire, l’intérêt de cette énième réédition d’un enregistrement miraculeux (le mot est de Callas elle-même) est de nous offrir l’occasion de le réentendre une fois encore, de le redécouvrir à la faveur d’une écoute particulièrement attentive (pour débusquer le je ne sais quoi) et de s’extasier comme au premier jour.
Les callasophiles les plus argentés n’hésiteront pas à débourser les 228 Euros de la version 33 tours (trois vinyles de 180 gr.), l’un des 5000 exemplaires « numérotés à la main » et dont « aucun repressage ne sera effectué »… À nouveau la vénération pour Callas dépasse la mélomanie ou la discophilie pour côtoyer la pensée magique, l’adoration des reliques, le fétichisme… Les moins fortunés se contenteront de la version en compact disc (2 cd, 58 Euros), moins iconique comme disent les influenceuses, mais tout à fait bien sonnante. Que dis-je, compact disc, c’est d’un UHQCD qu’il s’agit. C’est tout dire…
Trêve d’ironie, c’est un beau travail d’édition qu’accomplit là The Lost Recordings, raison sociale de cette maison qui s’attache à rééditer avec infiniment de soin Gilels comme Dave Brubeck.
« …à quel point j’étais en colère ! »
Lost, cette intégrale captée le 29 septembre 1955 ne l’était évidemment pas du tout, elle est depuis toujours sur le rayon des enregistrements les plus mythiques de la Divina, avec La traviata de la Scala (1955 aussi) ou celle de Lisbonne (1958 avec Alfredo Kraus), le Macbeth de 1952 (Scala), la Norma de 1955 (Scala, avec Votto et Simionato), etc. Vous complèterez à votre guise.
Mais ce jour-là, c’est évident, il se passe quelque chose d’exceptionnel, dans ce Theater des Western de Berlin où s’est replié le Städtiche Oper détruit par un bombardement en 1943. Callas elle-même, qui comme on sait n’aimait que ses enregistrements captés sur scène et reniait ceux faits en studio (on n’est pas obligé de faire pareil), le préférait à tous les autres.
On a un récit très intéressant fait par Robert Sutherland, qui fut son pianiste lors de sa dernière tournée en 1973-74 :
« Nous avons écouté un enregistrement pirate de la Lucia de Berlin. Elle s’est souvenue de la façon dont Karajan avait provoqué la colère des solistes en bissant le sextuor pendant la représentation, sans les prévenir. Alors que nous écoutions la seconde version qu’ils avaient donnée, elle dit : « Vous pouvez entendre à quel point j’étais en colère ! Et j’avais encore l’air de la folie à chanter ! Lors du dîner qui suivit, j’ai dit à Karajan qu’il ne recommence jamais, sans quoi, il aurait des ennuis ! » Puis vint l’air en question, une interprétation prodigieuse. Elle était visiblement elle-même impressionnée. « Je ne sais pas comment j’ai fait. Je ne sais tout simplement pas comment – et dire que j’ai pleuré après ma prestation parce que je me pensais si loin de mon idéal. » J’ai eu alors du mal à trouver les mots justes : une telle combinaison de maîtrise technique et d’imagination artistique relevait tout simplement du génie. Je me suis essayé avec un « C’est merveilleux… » « Merveilleux ? Merveilleux ? » me rétorqua-t-elle en se redressant sur le canapé – « Ce n’est pas merveilleux, c’est tout simplement miraculeux ! »
Ce sont probablement des LP pirates publiés par BJR qu’ils écoutaient dans le morose appartement de l’avenue Georges-Mandel.
D’autres versions de Lucia avec Callas circulaient, outre les deux enregistrements de studio (avec Tullio Serafin et le Mai musical florentin en 1953 et le même Serafin dirigeant le Philharmonia en 1959, auxquels on peut adjoindre l’enregistrement radio avec la RAI de Rome en 1957, toujours avec Serafin).
Il existait la version de Mexico en 1952 (dir. Guido Picco), la version Karajan/Scala de 1954, la version Fausto Cleva/Metropolitan de 1956 et la Molinari-Pradelli napolitaine de 1956…
Il n’empêche, s’il existe à l’opéra des soirées magiques, celle-ci en fait partie. Dès le prélude il se passe quelque chose dans la fosse. L’orchestre de la Scala n’a pas fait le déplacement, à la différence du chœur, et Herbert von Karajan dirige le RIAS Symphonie-Orchester de Berlin , l’orchestre de la radio du secteur américain. Les coups sourds de la grosse caisse, la sonorité voilée des cors instaurent une tension dramatique qui ne faiblira pas, les plans sonores sont dessinés avec clarté, la prise de son radio (mono mais multi-micros, on suppose) est à la fois fouillée et ample.
Luxueux le casting masculin, et d’abord le superbe Enrico de Rolando Panerai avec ce vibrato qui n’est qu’à lui, la largeur de ses phrasés et des notes hautes d’une vaillance terrassante dès sa première intervention « Colma di tanto obbrobrio », à quoi s’ajoute quelque chose d’ineffable qu’on appellera noblesse belcantiste.
L’essence du romantisme
Mais Callas dès son entrée dans la scène de la fontaine, le « Regnava nel silencio », semble en état de grâce. Tout de suite Lucia est là, évanescente fiancée romantique, gracile, éthérée, presque immatérielle, et tout ce qu’on entend la suggère, la dessine : mélancolie du timbre, longues lignes infinies, intensité dramatique, intégration des ornements, expressifs et jamais ornementaux (les six trilles sur « pria sì limpida » suivis de la grande colorature sur « di sangue rosseggiò »), c’est le bel canto romantique dans toute sa musicalité…
Ah, le ralenti sur « al mio penar » juste avant « Quando rapito in estasi », la transparence des trilles, le galbe des phrases, les pleins et les déliés, les crescendo-decrescendo, les aigus très clairs, les coloratures aériennes, les rallentendos suivis par un Karajan à l’écoute, tout est à la fois solide (la technique) et fragile (le personnage). Et puis, quand approche la fin de l’air, cette exaltation, cette fièvre soudain, cette passion jusqu’au contre-ut final… Qui entraîne l’autre, Callas ou Karajan ? Karajan sans doute, il n’y a pas dans la version Serafin de l’année précédente (en studio, il est vrai), si belle soit-elle, cette impression d’urgence, ni cette imprudence.
Après cette légèreté à la Füssli, Giuseppe Di Stefano semble d’une autre école. Vaillant certes, trompetant, extraverti comme il n’est pas permis… Certes le timbre a de l’éclat (un peu trop), mais le contraste est cruel entre la suggestion callassienne, les couleurs blêmes qu’elle trouve, et le Technicolor du brave Pippo qui semble chanter pour les galeries. Il est vrai qu’Edgardo fut créé à Naples par Duprez, à qui l’on prête l’invention de l’ut di petto, démodant du jour au lendemain le falsettone de Rubini.
La fin de l’acte I, le « Verranno a te sull’aure » de Callas est proprement miraculeux de galbe, de phrasé, de délicatesse, et Di Stefano, tout au moins dans les passages mezza voce, se met à son écoute (dans les forte, en revanche…)
Un simple vacillement dans la voix
La scène entre Enrico Ashton et Lucia sera un autre sommet, pas le dernier… D’abord altière dans son refus du mariage arrangé avec Arturo, elle indique déjà par une simple inflexion sur « dolor » son désespoir à l’idée de convoler avec le « nobil sposo » que lui impose son frère… Mais toute sa fierté va s’évanouir dès qu’Enrico lui montrera une lettre (un faux) où Arturo, le Ravenswood qu’elle aime, l’a trahie.
Indicible, son « Ah ! Il core mi balzò ! »… Ce filet de voix, cet effondrement soudain, ce vacillement dans la voix… La situation est totalement mélodramatique, mais le génie de Callas, on ne sait quelle connaissance profonde de la douleur, quelle sincérité, en font un moment de pure tragédie.
La suite ne quittera pas ces sommets. Le cantabile, les lignes impondérables sur « Soffriva nel pianto », puis sur « quel core infidele », les sons filés sur « ad altra si dié ! », on est dans l’impalpable, l’aveu le plus impudique, la confession secrète. Beauté vocale transcendante, bien sûr, mais tout cela va au-delà…
Le duo avec Panerai, en parfaite harmonie stylistique, est une autre leçon de chant romantique. Les accents du baryton, ses phrasés si souples, sa puissance dramatique, ce vibrato dont il joue avec art, la bonté qu’il laisse transparaître, tout cela transfigure le « Si tradirmi tu potrai », sur lequel vient se poser comme un oiseau blessé le « Tu che vedi il pianto mio » de Callas, sans que jamais l’émotion, l’expression de la déréliction, ne soient au détriment de la perfection du chant.
Gran Dio !
La baguette impérieuse de Karajan va donner au Finale II, la scène des fiançailles, une puissance dramatique qui ira croissant. Notons en incidente que la prise de son du chœur des invités (le Coro de la Scala qui avait fait le voyage) sonne un peu pincée, à la différence de celle très généreuse de la fosse – les roulements de timbales sont particulièrement présents. L’éclatante santé vocale de Giuseppe Zampieri illumine le « Per poco fra le tenebre » d’Arturo, le fiancé fantoche, rôle un peu falot (il ne fait que passer) ici confié pour une fois à une voix solide et d’une belle projection. Zampieri dans ces années-là remplaçait souvent Di Stefano au pied levé, ce qui lui valait de se retrouver partenaire de Callas dans des rôles de premier plan.
Scène d’une tension formidable ! Longues lignes des cordes, amples, très habitées, qu’étire interminablement Karajan, interventions serrées des trois hommes, entrée frémissante de Callas (ses deux « Gran Dio ! » au bord de défaillir), la tension monte jusqu’au moment où elle s’approche du contrat pour le signer. Ici un silence, avant son « La mia condamna ho scritta – J’ai signé ma condamnation », nouveau sommet tragique qu’on aurait bien du mal à décrire, tant il véhicule d’effroi, de déréliction, d’accablement à la fois.
Un voile couleur fumée
Soudain grand tintamarre ! Apparition théâtrale d’Edgardo, qui d’un regard a compris ce qui se trame ici, long silence… Amenant l’illustre sextuor. Lancé d’abord par Edgardo et Enrico, les timbres de Di Stefano et Panerai restant parfaitement distincts. Entrée vibrante de Callas qui plane au-dessus, telle une hirondelle blessée – tout semble s’immobiliser quand s’élève sa vocalise – puis entrée des trois autres voix, grand concertato, mouvements de vagues tenues fermement par Karajan, magnifique ensemble d’abord salué par des applaudissements chaleureux, mais raisonnables… Puis monte peu à peu au fond de la salle une vaste clameur, à laquelle Karajan obéit en lançant le fameux bis ! Di Stefano semble encore plus vaillant ! Les vagues semblent encore plus chaloupées et la vocalise de Callas encore plus suspendue… et plus éperdu le désespoir qu’on entend dans les couleurs reconnaissables entre toutes de sa voix, ce voile de mélancolie, comme une mousseline couleur fumée, qui se poserait sur le timbre, mais on y entend aussi une ardeur nouvelle, peut-être la fameuse colère dont elle parlait à Robert Sutherland…
La fin de l’acte sera fulgurante. Edgardo brandit son épée, Raimondo l’arrête d’un « qui vit par le fer périra par le fer » (belle prestance, malgré des graves un peu courts, de Niccola Zaccaria, dans ce rôle de confident-tuteur de Lucia, qu’on imagine chenu et lourd d’humanité, un peu sentencieux), la tension est extrême entre Lucia (défaite) et Edgardo (furieux) qui jette à terre l’anneau qu’elle lui avait donné, superbes imprécations de Di Stefano, qui maudit leurs promesses de naguère… On peut trouver sa longue tenue sur « Maledetto » un rien too much, mais comment résister à cette splendeur vocale ? Tout va se terminer dans un grand ensemble, solistes et chœur, et on imagine sans peine la battue impérieuse et l’air pas commode de Karajan emportant tout son monde dans un accellerando et fortissimo implacable et survitaminé.
Notons que la première scène de l’acte III est coupée, scène d’ailleurs assez fastidieuse et claironnante, où l’on voit Enrico (Ashton) provoquer en duel Edgardo dans le dessein de trucider ce dernier descendant des Ravenswood et d’en finir avec eux, scène « politique » qui n’aura pas de suite, puisque des choses bien plus intéressantes vont commencer.
Passons rapidement sur le récit de Raimondo, interrompant le chœur pimpant des invités de la noce, pour leur annoncer qu’il vient de découvrir le cadavre du pauvre Arturo baignant dans son sang, poignardé par Lucia. La jeune basse Niccola Zaccaria (la trentaine) semble peu concerné par ce qu’il raconte. Une belle ligne de chant, mais un manque certain de profondeur, que ce soit de timbre ou d’incarnation. Le chœur s’afflige, assez platement d’ailleurs, peu importe, on attend la suite. La voilà…
Surnaturelle
La scène de la folie aura-t-elle jamais été plus impalpable, plus étrange, plus surnaturelle, toutes chanteuses confondues, toutes Callas confondues ? Il se passe là quelque chose d’excessivement mystérieux. C’est Callas saisie, telle une Pythie en transe, par le personnage qu’elle incarne. On est furieux de n’avoir aucune image de cela, si ce n’est cette silhouette fantomatique en longue robe blanche dont les manches semblent des ailes. On a le filmage du deuxième acte de Tosca à Londres, l’hallucinante justesse des regards, des mouvements, en parfaite adhésion avec la musique, pour aider notre imagination. Ici, en se laissant porter par ce qu’on entend, qui est inouï, on peut se créer une manière d’hologramme, en fermant les yeux…
D’abord la flûte (c’est plus tard que Schippers retrouvera le glassharmonica pour accompagner Beverly Sills), les grincements du plancher de scène… Puis un filet de voix, qui s’envole sur « discesa »… les grands appels à Edgardo, sur un demi-sanglot, la longue vocalise immatérielle sur « da’ tuoi nemici », la vision du fantasma près de la fontaine, l’effroi soudain des « Ohimè ! », l’hallucination, les coloratures exaltées…
Et tandis que Karajan tisse quelques voiles diaphanes en arrière-plan, l’extraordinaire descente en spirales sur « Oh, me felice ! », le duo avec la flûte à partir de « Ardon gl’incensi », le rythme de valse triste…. la voix qui s’enflamme comme une torche sur « Porgimi la destra »… la tendresse blessée des « Alfin son tua, alfin sei mio », cet art de donner un sens à la moindre bribe de phrase, au moindre ornement…
Toute la palette des vocalises, le chœur en arrière-plan, médusé, pianississimo, la transparence du timbre, l’échange de pirouettes, de notes piquées, avec la flûte, enfin cette mélodie sans parole, comme un rêve éveillé… On n’en finit plus d’être étonné, bouleversé…
Faut-il appeler cabalette, ce qui viendra ensuite (« Spargi d’amaro pianto »), ces envols, cette ivresse, ces trilles, ces volate ? Non, toute virtuosité dépassée, c’est le miracle dont elle parlait elle-même, l’inexplicable état de grâce qui vient de nulle part ou d’ailleurs. De toute une vie.
Se souvenir : quelques mois plus tôt, elle avait dit dans un souffle le « Come son mutata » de Violetta et toute une vie y était résumée.
La naissance du ténor romantique nouvelle manière
Funèbre et grandiose, le prélude à la dernière scène fait pendant à l’austère grandeur de l’ouverture de l’opéra. Densité de la pâte sonore, appels de cors sinistres, textures de cordes, implacables roulements de timbales et surtout cette manière d’aller au bout du tragique des phrases, un tragique qu’incarnera un Di Stefano à son meilleur dans son récitatif, « Tombe degli avi miei », très retenu dès son début.
Le désespoir transfigure Edgardo et apaise son courroux contre Arturo, c’est à présent l’infidèle Lucia qu’il maudit, qu’il imagine dans les joies du mariage, ignorant qu’il est du drame qui s’est déroulé au château. Lui-même ne veut plus porter « le poids horrible de la vie » et ne désire que le trépas.
Di Stefano, porté par la sombre intensité de l’orchestre, n’est plus que dépouillement, introversion (mais oui !), expressivité. Il étire les lignes, gomme (presque) tout effet, varie les couleurs, et semble jouir, comme l’auditeur, de l’homogénéité de sa voix, de sa projection et des longues phrases que lui offre Donizetti, tel le périlleux « mentr’io mi struggo in disperato pianto… ». Bon, nul n’est parfait, le premier « morte » sera un rien trop fort, trop extraverti, trop prolongé, mais quelle beauté dans le mezza voce du second qui s’estompe, comme épuisé.
L’aria « Fra poco a me ricovero » sera ensuite d’une vaillance débridée qui soulèvera des applaudissements non moins exaltés. Brio tapageur un peu hors contexte.
En revanche son dernier air, « Tu che a Dio spiegasti l’ali – A te vengo, o bell’alma innammorata», certes d’un mélo assumé entre violence et piété, comme dit Celletti (fra violenza e pietà) – Edgardo se donne la mort et agonise sur un dernier ré bémol –, donnera à entendre de belles demi-teintes, même si, après la vérité humaine de Callas, à l’évidence on revient ici vers une teatralità de convention.
Ces réserves, qui sont affaire de goût, n’enlèvent évidemment rien à l’exceptionnel de cette soirée et de ce document. Par chance cette Lucia d’anthologie bénéficia d’une prise de son remarquable, – comme le démontre cette « redécouverte » (?) des bandes originales…