Halte aux idées reçues : le répertoire mélodique n’est pas la chasse gardée des écoles allemande et française. L’un des projets le plus ambitieux d’Opera Rara pour son 50ᵉ anniversaire est l’enregistrement des quelques deux cents mélodies composées par Gaetano Donizetti sur une période de 30 ans, dont une grande partie reste peu connue, voire inédite.
La collecte de milliers de sources dispersées dans les bibliothèques européennes et au-delà, a permis de rassembler et d’éditer ces œuvres, en dépit de partitions souvent incomplètes, contradictoires ou perdues puis redécouvertes, notamment dans des collections inattendues, comme l’abbaye de Kremsmünster en Autriche.
Si bien des pages rappellent le style opératique de Donizetti, d’autres explorent des chemins différents, offrant un point de vue captivant sur la société et la musique du XIXᵉ siècle, lorsque l’art du chant jouait un rôle clé dans les salons aristocratiques et bourgeois. Écrites pour des raisons variées – commandes, hommages ou collaborations artistiques –, ces mélodies balayent une large palette d’émotions avec pour constantes : théâtralité, élégance et une facilité à trousser la musique qui rend leur séduction immédiate.
Le projet relève également des défis liés à l’interprétation. Se pose la question de la traduction des textes, des multiples versions d’une même œuvre, des types de voix… C’est pourquoi Opera Rara a choisi de les confier à des chanteurs différents, parmi les meilleurs dans leur catégorie – Lawrence Bronwlee et Nicola Alaimo pour les deux premiers volumes, Michael Spyres et Marie-Nicole Lemieux pour les deux suivants – avec au piano Carlo Rizzi, le directeur musical du label depuis 2019, et Giulio Zappa pour le dernier de ces quatre albums.
Pour les raisons évoquées plus haut, tous méritent une écoute gourmande. Notre attention s’est portée en particulier sur le troisième, car intégralement chanté en français – à l’exception de « Rings ruht die grüne Alpenhut », attribué possiblement à Donizetti par un éditeur peu scrupuleux mais qui, d’après les spécialistes, représente un exemple convaincant de l’écriture du compositeur en ses jeunes années, « particulièrement dans son audacieuse excursion harmonique avant les cadences finales de chaque strophe ».
Ce troisième volume offre aussi l’opportunité, devenue rare ces dernières saisons, de retrouver Michael Spyres dans le répertoire romantique où il demeure sans rival. Le ténor américain prouve une nouvelle fois sa compréhension intime du style belcantiste et sa maîtrise de notre langue, assumée dans ses moindres contours prosodiques et articulée avec une netteté qui rend chaque mot compréhensible. Une légère affectation dans la prononciation, inhérente à ses origines étrangères, participe au maniérisme du genre. La largeur de la palette expressive contribue à faire de certaines de ces pages un numéro de théâtre pour peu que l’occasion se présente.
« La Dernière Nuit d’un Novice », par exemple, sur un texte d’Adolphe Nourrit, ténor légendaire dont la fin tragique constitue un virage dans l’histoire du chant lyrique. La longueur de la partition – plus de douze minutes – l’apparente à une cantate. Ecrit en des temps dévots, dans une veine religieuse chère à l’opéra de l’époque – on songe à La Favorite –, le poème narre le combat entre le bien et le mal, en l’occurrence entre un jeune novice à la veille de prononcer ses vœux sacrés, et un esprit malin qui le soumet à la tentation des plaisirs terrestres, la musique s’attachant à traduire le cheminement spirituel du moinillon sur ce sentier semé d’épines.
D’autres pièces moins élaborées illustrent la capacité de Donizetti à transcender des textes simples au moyen de lignes mélodiques riches et expressives, tels « La Rose » dont la fadeur des sentiments est relevée par quelques habiles touches chromatiques, ou « On vous a peint l’amour avec des ailes » et son vers obsédant qui revient comme une réponse aux préventions souvent formulées à l’encontre de la musique de Donizetti : « n’ayez plus peur d’aimer ».