Typiquement le genre de représentation dont on n’a guère envie de sonder les défauts et les failles. Seul compte ceci : pendant ces deux heures de Tosca, on reste scotché sur son siège.
La mise en scène de Carsen est intéressante, sobre, sans être mémorable. Il a travaillé à dépouiller le décorum sans pour autant le schématiser, avec à la fin du premier acte une petite concession malicieuse à la pompe baroque de Sant’ Andrea, mais un troisième acte ascétique et un deuxième acte économe, sorte de décor de cinéma des années cinquante, sans fioritures. On ne comprend pas bien pourquoi, à la fin, il juge bon d’inventer une mise en abyme. Tosca ne saute pas dans le vide, elle disparaît dans le noir, et s’allument alors les feux d’une rampe en fond de scène. Nous étions donc au théâtre, Tosca était une diva chantant la diva. Facile et inutile, alors que l’extinction brutale des lumières au dernier cri nous avait un instant saisi.
Paolo Carignani fait fort bien sonner l’orchestre de l’Opéra de Zurich, avec des lenteurs surprenantes qui permettent de souligner la plastique et les coloris de l’orchestration puccinienne. Il a raison. Les chanteurs sont mis à l’épreuve mais ne rien brusquer, c’est augmenter l’intensité.
Si l’on reste captivé par cette représentation filmée sans sophistication, c’est pour le trio des protagonistes. Aucun ici n’est dans son rôle idéal. Kaufmann manque décidément d’italianità. Au premier et au troisième acte, on n’aura pas droit à l’expansion solaire que les ténors italiens savent mettre à la phrase puccinienne (« Qual’ occhio al mondo » comme « O dolci mani ») – mais malgré cela, des piani sublimes, une ligne tenue comme personne, un timbre électrisant. Thomas Hampson n’a aucunement le tranchant et la noirceur de Scarpia, mais quelle ligne de chant, quelle subtilité musicienne, quel sens du mot. Emily Magee enfin n’a pas dans la voix cette grande ligne qui rend magique le « Vissi d’arte » et tant d’autres moments, mais quelle flamme, quelle pâte.
L’essentiel est ailleurs : ces trois-là sont d’immenses chanteurs-acteurs.
La façon dont insensiblement Kaufmann durcit son ton, rend son timbre plus dense, plus cuivré, à mesure que Mario avance vers la fin, et puis simplement son regard, la tension hallucinante qu’il donne à sa gestuelle dans le « Vittoria » à fendre les murs : tout autre Mario paraît, en comparaison, superficiel voire tendron. Thomas Hampson est un Scarpia portant barbe grise et costume à rayures avec une allure folle : sourire séducteur ou cruel, sourcil levé pour dire le mépris ou la colère, et puis des éclats de violence nerveuse qui trahissent une nature fébrile que dominent des manières policées – n’est-ce pas le personnage exact que voulait Puccini, dramatiquement sinon vocalement. Mais en somme celle qui porte tout cela, c’est Emily Magee. Elle vit son personnage avec une fougue, une force, une absence de coquetteries, fascinantes. Chez elle, la blessure et la haine, l’espoir et l’amour, sont à fleur de peau : sans concession aucune à l’histrionisme, elle tient la scène avec un charisme prenant.
Tous les trois semblent prêts à laisser leur peau et leur voix dans ce drame. C’est bien le choc de ces trois personnalités, que Carsen semble avoir non pas dirigées, mais épurées d’abord, attisées ensuite, qui fait tout l’intérêt de ce DVD, captant non pas la meilleure version de Tosca, mais peut-être une de ses incarnations les plus directes et les plus saisissantes.
Sylvain Fort