Malgré les apparences de simplicité, le Requiem de Fauré est un casse-tête pour ses interprètes. Une telle épure peut rapidement entraîner le chef vers un angélisme de pacotille, comme ce fut récemment le cas (Chung par exemple, malgré – ou à cause ? – des interprètes de prestige, Bartoli et Terfel !). On peut également très vite sombrer dans une platitude et une inexpressivité qui retirent à l’œuvre toute sa tension, son poids émotionnel et charnel à force de volonté de blancheur. À l’inverse, trop accentuer les contrastes, chercher des nervosités qui n’y sont pas, peut conduire à une déformation tout aussi néfaste de ces pages où plane de bout en bout le souvenir grégorien.
Remercions donc Laurence Equilbey d’avoir su trouver un équilibre quasi parfait entre toutes ces aspirations, et d’avoir d’un bout à l’autre de ces huit moments gardé avec rigueur mais sans raideur son chemin sur cette ligne de crête. Ici, l’austérité de ces pages ne se fait jamais sècheresse, Laurence Equilbey gardant toujours à cœur de laisser vibrer voix et instrumentistes – évitant le pathos romantique (Giulini chez DGG, Celibidache chez EMI par exemple !) comme la tentation du « recto tono » baroquisant (Gardiner, Philips).
Laurence Equilbey a choisi d’enregistrer la version originale de ce Requiem, que Fauré avait initialement conçu pour petite formation de chambre, mais que la tradition nous a transmis dans une orchestration nettement plus étoffée. Il fallut en effet attendre 1969 pour que Jean-Michel Nectoux redécouvre cette version originale intime et chambriste et rende au chef-d’œuvre de Fauré sa véritable physionomie. Seul Philippe Herreweghe, à notre connaissance, a à ce jour laissé une interprétation indiscutable de cette version originale (Harmonia Mundi, 1988, avec Agnès Mellon et Peter Kooy – à ne pas confondre avec son second enregistrement du Requiem de Fauré, plus récent, pour lequel il revient à l’édition « standard » de l’œuvre – toujours Harmonia Mundi, avec Johannette Zomer et Stephan Genz, 2002). Le grand chef belge se montrait peut-être plus dramatiquement engagé que Laurence Equilbey. Mais à ce niveau de qualité, il est bien difficile de départager ces deux lectures. Laurence Equilbey sait, comme son aîné, laisser apparaître tous les détails de l’œuvre (apparition comme en filigrane des contre-chants, dosage des dynamiques – extrêmement délicat dans ces formations instrumentales minimalistes – ce que la prise de son, très précise, rend sans ostentation) et étager les plans structurels sans rompre la continuité de sa lecture. Du grand art.
On ne peut qu’admirer l’adéquation des deux solistes à cette lecture : la soprano Sandrine Piau, lumineuse, pure mais jamais désincarnée, évite les excès de messa di voce qu’on a parfois pu lui reprocher (dans d’autres répertoires il est vrai). Toutes proportions gardées, nous avons là une sorte d’improbable milieu entre l’ancienne école du chant français (Gisèle Peyron, dir. Nadia Boulanger, Suzanne Danco, dir. Ansermet, ou encore Pierrette Alarie, dir. Jean Fournet) et les grandes interprètes « modernes » que furent Lucia Popp (par deux fois, avec Sir Colin Davis et la Staatskapelle de Dresde, et avec Andrew Davis à la tête d’un Philharmonia qui, lui, regardait trop du côté de Brahms !) ou Victoria de Los Angeles (dir. Cluytens, peut-être la meilleure version « moderne» à ce jour, même si la critique française n’a pas toujours été de notre avis !). Quant au baryton Stéphane Degout, il parvient à retrouver un art du chant un peu oublié, diction simple et efficace, projection haute et allégée – un Doda Conrad sans l’usure de la voix, un Souzay sans maniérisme. Soulignons également la restitution de la prononciation du latin « à la française » de l’époque, mais là encore sans appui inutile. C’est d’ailleurs peut-être ce constant équilibre, cette absence volontaire de tout effet excessif, de toute ostentation, qui fait la valeur de ce nouvel enregistrement. Mention très bien enfin pour les jeunes de la Maîtrise de Paris, dont la qualité transfigure le Sanctus et le finale. Pour le Cantique de Jean Racine, Laurence Equilbey quitte l’ascétisme pour un sourire plus tendre. Lecture rêveuse et envoûtante, mais nullement acidulée. Là encore, une belle réussite.
David Fournier