Après la publication du Peintre amoureux de son modèle et des Deux Chasseurs et la Laitière, la reconnaissance d’Egidio Duni poursuit lentement son chemin avec cet enregistrement de L’Isle des Foux dont nous avions commenté récemment la version donnée en concert à l’Église Saint-Germain avec une équipe quasiment identique. Nous renvoyons donc nos lecteurs à ces précédents articles : au premier pour découvrir les théâtres de foires du XVIIIe siècle et la naissance de l’opéra-comique, au second pour un résumé du livret du présent ouvrage et de la vie d’Egidio Duni. En synthèse, Duni est né à Matera en 1708. Il parcourt l’Europe et se fait remarquer à la cours francophile du Duché de Parme, ce qui l’incite à s’installer en France en 1757. Il est l’un des inventeurs du vaudeville, qui deviendra progressivement l’opéra-comique. L’Isle des Foux (1760) est dérivée d’une comédie de Goldoni. Le nouveau gouverneur de l’île doit, selon la tradition, libérer les fous qu’il juge guéris. Aucun ne l’est bien entendu : d’ailleurs le gouverneur, réputé sain d’esprit, a lui-même des comportements assez imprévisibles. Une petite intrigue amoureuse est ajoutée à la farandole de personnalités déséquilibrées qui ont chacune droit à leur ariette. Le succès de l’ouvrage est la démonstration de l’inanité des théories rousseauistes sur la musique puisque Duni abandonne sa langue maternelle pour composer sur un livret en français. En guise d’avertissement à son Peintre amoureux de son modèle (1757), Duni avait déjà déclaré : « Tandis qu’à Paris un auteur s’efforcoit de prouver que la Langue qu’on y parle n’étoit pas faites pour estre mise en Musique, Moi Italien à Parme je ne mettois en chant que des Paroles Françoises. Je suis venu ici rendre hommage à la Langue qui m’a fourni la mélodie, du Sentiment, et des Images. L’Auteur anti-François auroit dû aller en Italie et ne faire Chanter que des Paroles Italiennes ». Et v’lan.
Le livret accompagnant le CD est d’un très grand intérêt. Le chef et musicologue Iakovos Pappas y analyse le traitement bienveillant de la folie dans le livret d’Anseaume et Marcouville, à une époque où les « maisons de fous » s’apparentaient davantage à des prisons pour détenus dangereux. Son exceptionnelle érudition lui permet également de relever des aspects parodiques peu évidents pour un auditeur contemporain : citations musicales (Platée, Dardanus), ou dramatiques (Le Cid), « gouverneur » comme figure de Louis XV, calembours musicaux (la phrase « dire tout bas » est chantée… plus bas, c’est-à-dire plus grave). Enfin, Pappas conclut par un amusant Avertissement contre les N***** (le titre est bien dans le style de ceux des pamphlets de l’époque : il ne manque que le « Édité à Amsterdam ») : les N***** sont ceux que l’auteur (qui aime bien la provoc’) appelle les ninananaux : « niais-navrant-navet-naufrage », un terme par lequel il qualifie les enregistrements et spectacles supposément comiques mais « qui ne font rire personne et bailler beaucoup ». Par ailleurs auteur d’un Bréviaire du Récitatif, Pappas insiste ici sur l’attention à apporter à la déclamation et aux tons de voix utilisés pour accentuer les effets comiques.
Comme au concert, le ténor Christophe Crapez est un Fanfolin avec une belle autorité mais aussi du charme (il ne faut pas oublier qu’il séduira Nicette : on ne peut donc en faire un barbon caricatural), et à la prononciation irréprochable. Chloé Jacob offre un beau timbre chaud aux couleurs variées, délicatement émouvante. La vis comica d’Angelo Heck, l’avare Sordide, est moins sensible sans support visuel mais sa belle voix de basse est toujours aussi séduisante. Jean-Christophe Born campe son Spendrif avec un humour juste. Contrairement au concert, le rôle de Brisefer est défendu par Charles Mesrines et non par Jean-Christophe Born. On y retrouve ses belles qualités de timbre et une diction irréprochable. Élizabeth Fernandez et Ainhoa Zuazua Rubira sont d’une joyeuse exubérance. Léger bémol : l’uniformité de la prise de son. Certains chanteurs sont parfois captés trop loin du micro : de ce fait, avec la réverbération induite, le texte n’est pas toujours facile à suivre. Dans d’autres cas, c’est la balance avec l’orchestre qui se fait au détriment des voix.
Par rapport au concert accompagné au seul clavecin, l’enregistrement bénéficie d’un orchestre, ici l’ensemble Almazis, composés de belles individualités (on a davantage l’impression d’avoir affaire à un ensemble de solistes qu’à un orchestre uniforme). Les couleurs sont plaisantes, la formation est pleine de vivacité. A la tête de celle-ci, Iakovos Pappas insuffle un rythme virevoltant et léger. Sous sa direction, l’orchestre intervient dans l’action, par exemple par de légers effets comiques soulignant les paroles prononcées. On notera également la joyeuse cacophonie qui conclut la fin de l’air « Malheur à qui soupire » ou la folie musicale qui illustre le finale. Au-delà de ces effets comiques, l’orchestration de Duni apparait comme particulièrement léché pour une pochade humoristique. Il est à noter que le compositeur a choisi de ne pas composer d’ouverture : comme au théâtre, on plonge ici directement dans l’action. Le diapason utilisé est à 415 Hz (tempérament Rameau).
Au global, un CD qui met de bonne humeur : ce n’est pas à négliger dans ces temps moroses. A quand la prochaine redécouverte ?