Carlo Maria Giulini et le Requiem de Verdi, c’est une longue histoire. L’œuvre a accompagné le chef durant toute sa vie, jusqu’en ses ultimes années. Elle figure à au moins 7 reprises dans sa discographie: tout le monde connait le fameux enregistrement réalisé en studio pour EMI en 1964. Myto historical nous propose la captation live d’un concert réalisé pour l’ouverture de l’édition 1960 du festival d’Edimbourg. Sauf erreur, il semblerait que cet enregistrement soit inédit sous cette forme, et qu’il soit, chronologiquement le premier connu de Giulini. Il faut, pour commencer, souligner la précarité des conditions sonores, vraisemblablement imputables à la source d’origine, qui altèrent significativement le confort d’écoute. La prise de son est distante et cotonneuse, le souffle important. L’orchestre et – surtout – le chœur, renvoyé à l’arrière plan, en font les frais, et offrent une image sonore bien imprécise. Dans le Requiem de Verdi, c’est ennuyeux. Les solistes, placés en avant, s’en sortent mieux.
Ce témoignage permet de vérifier l’évidente affinité du chef avec cette œuvre. Carlo Maria Giulini se retrouvait tout particulièrement dans ce cocktail de mysticisme et d’italianité. Quatre ans avant le studio EMI, la battue du chef semble plus libre, les contrastes sont plus marqués. Le recueillement est présent (début du Kyrie), mais, en bien des endroits, la battue se fait cursive ou carrément haletante (le Sanctus est un des plus rapides qu’on connaisse, le Dies Irae est lui aussi pris à un train d’enfer). On sent même poindre ici ou là un mélange de hargne et d’âpreté (la scansion orchestrale du Liber scriptus), absent des témoignages ultérieurs du chef. En d’autres termes, Dyonisos perce encore sous Apollon. L’orchestre suit, bien entendu: c’est déjà le Philharmonia. Idem pour les chœurs, dont on devine qu’ils livrent une prestation de premier ordre.
Du côté des solistes, la moisson est riche. La jeune Joan Sutherland fait délicieusement flotter sa ligne de chant, et nous livre une prestation éthérée. Etonnamment, son timbre semble plus charnu qu’en d’autres circonstances pourtant contemporaines. Sa prestation n’est « que » vocale (que l’on ne cherche pas, par exemple, le drame étouffant qui prend à la gorge dans « Tremens factus »), mais de ce strict point de vue, c’est superbe (au grave près). L’encore plus jeune Fiorenza Cossotto (25 ans !) n’est qu’opulence et somptuosité. On entend, dans la splendeur insolente de sa jeunesse, les futures Amneris ou Eboli: c’est absolument renversant. Le contraste entre les deux voix de femme est saisissant : à une soprane séraphique répond une mezzo plantureuse. Luigi Ottolini est une doublure, c’est entendu, mais il chante avec probité et son timbre n’est pas dépourvu d’attraits. Dommage qu’il ne soit pas en rythme dans l’Ingemisco. Quant à Ivo Vinco, bien connu des amateurs d’opéra italien pour figurer en illustre compagnie dans nombre d’intégrales enregistrées dans les années 60, il faut bien reconnaître que sa voix de basse chaude et veloutée est magnifique. Les quatre solistes ont en commun d’être stylistiquement irréprochables : pas d’effets douteux, de débordements intempestifs ou d’accrocs mal venus à la ligne de chant. On devine, derrière cette rigueur bienvenue, la main de fer du chef.
Voilà en définitive un document qui ne manque pas d’attraits, si on accepte de renoncer à un certain confort d’écoute. Il éclaire d’un jour nouveau la relation avec l’œuvre d’un des plus grands chefs verdiens du vingtième siècle.