Troisième opéra de Rimski-Korsakov, le deuxième dans la veine féerique qui devait si bien lui réussir par la suite, et le préféré du compositeur, Snegourotchka est hélas un opéra qu’on entend très peu hors de Russie. Lors de sa première grande campagne de défense et illustration de l’opéra russe, Valery Gergiev ne s’y est pas intéressé (la jeune Anna Netrebko aurait pourtant fait une fort belle Fille des Neiges), et le spectacle monté en 2004 par le Mariinsky dans des décors de Georgy Tsypin mériterait un DVD. Pourtant, le dernier enregistrement remonte aux années 1990. Les versions au disque ne manquent pas, dirigée par les plus grands chefs : Kondrachine en 1954, avec Lemechev en tsar Berendeï, Svetlanov en 1956, avec Galina Vichnevskaïa en Koupava, Fedosseïev en 1976, avec Elena Arhipova en Lel, sans oublier un enregistrement bulgare de 1985 réunissant Nicola Ghiuselev, Alexandrina Milcheva, Stefka Evstatieva, et la version d’Alexandre Lazarev, la plus récente. Bien sûr, l’enregistrement que repropose aujourd’hui le label Malibran ne peut rivaliser avec ces gravures en terme d’idiomaticité, puisque le livret y est chanté en français ; on ne peut pas davantage parler d’intégrale au sens le plus strict du terme, puisque l’œuvre, trouée d’innombrables coupes, y dure à peine deux heures, contre plus de trois pour les versions russes mentionnées plus haut. Et pourtant…
Première raison de s’intéresser à ce concert radiodiffusé en 1955, le chef. Natif de Timisoara, Charles Bruck (1911-1995) avait adopté la nationalité française en 1939 et était bientôt entré dans la Résistance. Invité à diriger l’Orchestre de la radiodiffusion française, il en deviendrait le chef permanent de 1965 à 1970. On connaît surtout son Ange de feu de 1957 avec Jane Rhodes ; chef à l’opéra d’Amsterdam, il dirigea l’Orphée de Gluck avec Kathleen Ferrier en 1951. Féru de créations contemporaines (ce qui lui vaudra d’être écarté de la direction de l’orchestre de l’ORTF), Bruck déployait une énergie sans pareille, qu’on retrouve dans cette Snegourotchka. La version française est celle de Pierre Lalo et Pauline Halpérine, qui fut donnée à l’Opéra-Comique en 1908, sous le titre de Fleur de Neige. La distribution incluait alors Marguerite Carré dans le rôle-titre, la contralto Suzanne Brohly en berger Lel, Léon Beyle en tsar et Félix Vieuille, le créateur d’Arkel, en Roi Hiver. Un peu moins d’un demi-siècle plus tard, la Radiodiffusion française alignait une belle brochette d’interprètes, qui font tout le prix de cet enregistrement.
La présence de Rita Gorr est ici l’un des attraits majeurs, tant chaque note de cette interprète d’exception est aujourd’hui précieuse, à l’heure où son type de voix se fait rare. Jamais le berger Lel n’aura eu aussi splendide titulaire (on se demande pourquoi Ninon Vallin grava la chanson de Lel dont elle n’avait absolument pas la voix, au contraire d’Hélène Sadoven, dont l’enregistrement figure aussi dans les bonus de ce disque). En ce qui concerne Janine Micheau, les avis seront peut-être plus partagés : la soprano nous emmène bien loin des timbres ultra-juvéniles auxquels on confie en général Snegourotchka, mais ses qualités de phrasé donnent une image différente de l’héroïne. Autour de ces deux dames, c’est tout le gratin de la Salle Favart de l’après-guerre qui est réuni : Jean Giraudeau, exquis tsar qui n’a pas à rougir du rapprochement avec Kozlovski, Geneviève Moizan, à qui Malibran a récemment rendu hommage, Solange Michel, une grande Carmen des années 1950, Michel Roux, superbe Mizguir, Joseph Peyron, parfait dans le rôle du paysan ridicule. C’est donc comme une machine à remonter le temps qu’il faut aborder ce disque, qui permet en outre de rendre justice à Lucien Lovano, excellent baryton-basse (1901-1980) aujourd’hui trop oublié, qui fut notamment l’un des protagonistes de la création française de Wozzeck en 1950. Bonhomme Hiver dans Snegourotchka, on peut l’entendre sur sept plages supplémentaires, dont un magnifique air d’Athanaël de Thaïs.