Voici un des opéras les plus mal-aimés et méconnus du corpus rossinien. Pourquoi ? Parce qu’il ne s’agit pas d’une composition originale. Pressé par le temps après la création d’Ermione à Naples, le Pesarais habille un livret de Schmidt écrit pour Pavesi en 1810 de musiques issues de ses opéras récents inédits à Venise. Le procédé n’était pas nouveau, et certains des opéras de répertoire actuels, comme le Rinaldo de Haendel ou les tragédies lyriques de Gluck, fourmillent d’emprunts à des pages antérieures. Même si la présentation de Charles Jernigan est intéressante (il faudra comprendre l’anglais ou l’allemand), il n’y toutefois pas grand-chose à attendre de Naxos du point de vue éditorial, et rien ne vient préciser la paternité de tel ou tel numéro de la partition. Les curieux devront trouver des sources mieux informées ou se reporter à la recension pertinente que notre collègue Maurice Salles offrait du concert en 2017, dont le présent coffret se fait l’écho.
Eduardo e Cristina donc : ce chef de guerre et la fille du roi de Suède se sont mariés en secret et ont eu un enfant, comme dans le fameux Demofoonte de Metastasio (1733) puis en 1824 Il Crociato in Egitto (Meyerbeer). La révélation vaudra au couple une condamnation à mort levée à la faveur d’un nouveau fait d’armes d’Eduardo. Les réemplois de Rossini sont d’excellente qualité et l’opéra avance assez efficacement, malgré une intrigue plutôt mince. Après une belle ouverture (habile collage où les Virtuosi Brunensis et Gianluigi Gelmetti ne démarrent pas sous leur meilleur jour), le premier acte débute sur des accents encore tendres et mélancoliques avec une série de numéros empruntés à Adelaide di Borgogna (Rome, 1817), qui ne risquent pas de sembler rabâchés au mélomane lambda. Pour les moments plus dramatiques, c’est la partition d’Ermione qui est convoquée, notamment l’air de Carlo qui suit l’aveu de Cristina au I ou encore la grande scène de l’héroïne au II. Quelques numéros sont repris du rarissime Ricciardo e Zoraide (Naples, 1818) ; là encore, seuls les rossiniens passionnés identifieront une musique familière. Force est de reconnaître que l’œuvre fonctionne, séduit même, et l’on se réjouit que le festival Rossini in Bad Wildbad ait pris l’initiative de la remettre à l’honneur, vingt ans après une production de 1997 déjà proposée au disque. Pendant ce temps-là, Pesaro continue de mépriser ce que certains doivent encore considérer comme un vil ravaudage.
Pourtant, il n’est pas difficile d’imaginer le succès qu’aurait l’opéra avec de grands interprètes. Car ne nous leurrons pas : si Rossini in Bad Wildbad a révélé d’excellents chanteurs ces dernières années, les moyens ne sont pas les mêmes que dans d’autres enceintes plus prestigieuses. Cet Eduardo e Cristina bénéficie donc d’une interprétation probe et sympathique, sans susciter l’ivresse des meilleures soirées belcantistes. À la création, Carlo était Eliodoro Bianchi, solide ténor riche de plus de vingt ans de carrière débutée chez Cimarosa, Paisiello et Fioravanti. Kenneth Tarver correspond à une certaine idée du ténor mozartien, mais il a donné les preuves de sa virtuosité chez Opera Rara ou dans Sesostri de Terradellas. Il affronte bravement cette partie de grand ténor serio, notamment les deux octaves du « Balena in man del figlio » écrit pour Nozzari (devenu « D’esempio alle alme infide », et parfaitement en situation), malgré quelques tensions passagères dans l’aigu et un volume que l’on voudrait plus percutant.
Le couple formé par Silvia Dalla Benetta et Laura Polverelli affiche des voix bien accordées. Certes, les traits les plus périlleux n’ont pas toujours la fulgurance requise, les cadences a piacere sont souvent ralenties, mais l’agilité est honorable. Là où Eduardo était en 1819 incarné par la jeune Carolina Cortesi, Polverelli approche des trente années de carrière. Les aigus sont souvent tirés ou étranglés, tandis que médium et grave restent séduisants. Silvia Dalla Benetta alterne opportunément force déclamatoire et accents élégiaques dans sa grande scène du II, en adéquation avec son répertoire habituel : la soprano est de ces interprètes solides qui font vivre un répertoire difficile (Aida, Norma, Nabucco, Semiramide, Macbeth…) dans des salles de moindre envergure. Elle a déjà collaboré avec le festival de Bad Wildbad, y compris dans les rôles de la Colbran, auxquels Cristina emprunte beaucoup. En dépit d’un aigu bien peu séduisant, Dalla Benetta confirme son métier, et même une vraie présence. Manque aux amants la puissance expressive qui doit être portée, chez Rossini, par une maîtrise souveraine de la tessiture, de la vocalisation di forza et des écarts, par exemple dans la vive intervention d’Eduardo dans le finale primo (« Vil vassallo! ») ou l’affrontement père-fille au II, dont on attend plus d’impact.
La partition contient de beaux chœurs, dont certains composés par Rossini spécialement pour l’occasion, ici confiés à une Camerata Bach Choir de Poznán dont on devine les forces limitées. Les suivantes de Cristina au I sonnent bien minces ; mieux, le « Giorno terribile » pathétique qui ouvre l’acte II. Les personnages secondaires ont peu d’occasions de se faire valoir : le ténor Xiang Xu est un Atlei correct, tandis que le Giacomo de Baurzhan Anderzhanov, rival compréhensif d’Eduardo, se fait davantage remarquer par la beauté de sa basse chantante et le goût de son interprétation. À la baguette, Gelmetti connaît bien son Rossini. Il joue des variations de tempo pour animer les numéros, sans presser à l’excès, au risque de trop de retenue ou de ne pas suffisamment tendre la ligne. Quelques éclats débordent un peu sur le plateau, ce que Maurice Salles expliquait par l’acoustique difficile de la salle. Chef et orchestre (où l’on distingue de beaux bois) portent l’œuvre avec la même conviction que les chanteurs, et nous emportent avec eux… sans nous empêcher de rêver à mieux.