Non, Salomé n’est pas le seul opéra ultra-décadent, en un acte, d’après Oscar Wilde. Pour sa Tragédie florentine, Zemlinsky a repris la recette qui avait si bien réussi à Richard Strauss, et depuis sa renaissance à Kiel en 1977, soixante ans après sa création, l’œuvre a fait un beau parcours. Pas moins de six intégrales enregistrées entre 1981 et 2004, et on pourra notamment la voir à Monte-Carlo la saison prochaine, couplée avec Pagliacci (l’Opéra de Paris a donné Le Nain, mais on attend encore la création scénique parisienne de l’autre opéra de Zemlinsky). Préfigurant Berg, Zemlinsky conçut sa composition comme une ample sonate à l’implacable cohérence formelle, tout comme Wozzeck où l’on peut d’ailleurs entendre des citations d’Eine Florentinische Tragödie.
Evidemment, l’orchestre est ici roi, et le London Philharmonic se révèle particulièrement envoûtant, prodigue en sonorités des plus voluptueuses. L’auditeur est pris dans le maelström organisé par Vladimir Jurowski, dont on regrette qu’il n’ait pas eu le temps d’imposer Zemlinsky dans la programmation du festival de Glyndebourne du temps où il en était directeur musical.
Albert Dohmen était déjà dans les intégrales de 1997 (Riccardo Chailly, Polygram) et de 2001 (Armin Jordan, Naïve). Un grand Wotan, c’est bien le moins pour un rôle aussi écrasant : Simone est presque constamment en scène, il monopolise le discours, au risque de faire des deux autres personnages de simples comparses. Certes, il déplore ses cheveux gris et la perte de sa jeunesse, mais la partition sans pitié de Zemlinsky exige un interprète en pleine possession de ses moyens. Avec Albert Dohmen, l’acteur est parfaitement maître d’un personnage qui n’a plus de secret pour lui, le timbre est resté somptueux, seul l’aigu semble hélas plus difficile que par le passé. Face à une telle incarnation, Sergey Skorokhodov, l’un peu terne Vaudémont d’Anna Netrebko dans sa tournée Iolanta (qui se poursuivra au long de la saison 2014-2015), peine à séduire comme il le devrait. Toutes les notes sont dans sa voix, ce qui est déjà beaucoup, mais il manque d’ardeur. En troupe à Mannheim, Heike Wessels est nettement mezzo, comme la plupart des titulaires du rôle (parmi les enregistrements discographiques, Deborah Voigt fait un peu figure d’exception) ; Bianca a si peu à chanter qu’on ne peut guère juger des qualités de cette artiste.
Les Six Lieder ont eux aussi connu plusieurs versions très recommandables. On s’en doute, Petra Lang se situe à cent lieues de l’interprétation qu’en donnait Anne Sofie von Otter en 1989. Choix d’une voix très ample et très large, mais également un peu pâteuse, et dont le vibrato n’est plus du tout contrôlé lorsque la partition l’entraîne un peu trop dans l’aigu, au point que certaines mélodies du recueil laissent une impression d’expressionnisme débraillé ; certes, Zemlinsky n’est pas Debussy et sa manière de mettre en musique Maeterlinck est beaucoup plus expansive, mais cela n’excuse pas tout. C’est une véritable houle qui déferle sur l’auditeur, avec un orchestre toujours aussi opulent, mais auquel s’ajoutent les ululements d’une soliste sans retenue.