Quand on est un jeune chanteur, on est disponible, même quand on a un physique et une voix qui vous détachent du lot. Alors les salles de concert et les maisons de disque en profitent pour vous confier des résurrections d’œuvres rares. Et voilà comment Jonas Kaufmann s’est retrouvé à chanter des choses comme Der Vampyr de Marschner ou, bien plus inouï, cet Ekkehard que réédite à présent le label Capriccio. Le Vampire avait été enregistré en 1999, cette rareté-ci en 1998, alors que le ténor n’avait que 29 ans (pour mémoire, il faudrait attendre 2006 pour qu’il vienne chanter sur scène à Paris, le rôle-titre dans Fierrabras de Schubert, encore une œuvre qui ne court pas les rues).
Ekkehard, donc. De Johann Joseph Abert (1832-1915), également inconnu sous le nom de Jan Josef Abert, puisqu’il était originaire des Sudètes et fit ses études au conservatoire de Prague. On lui doit notamment six opéras créés entre 1858 et 1890, les quatre premiers à Stuttgart où il était contrebassiste de l’orchestre de cour et maître de chapelle royal, le dernier à Leipzig, et le cinquième, Ekkehard, à Berlin en 1878. Inspiré d’un roman de Joseph Viktor von Scheffel, c’est l’histoire d’Ekkehard II de Saint-Gall, moine du Xe siècle ayant réellement existé ; dans l’opéra, le moine est charmant, jeune, traînant tous les cœurs après soi, il repousse une attaque des Huns et expire aussitôt après dans les bras de la belle duchesse qui en pinçait pour lui.
Evidemment, le moine, c’est Jonas Kaufmann. Dans ce grand opéra historique qui ressemble un peu à une partition d’Ambroise Thomas, il arrive à donner de faux airs de Lohengrin à son personnage, d’une voix de ténor alors bien moins sombrée que ce n’est aujourd’hui le cas. Le héros romantique est bien là, juvénile et viril, mais avec cette part de fragilité rêveuse qui le rend irrésistible.
Hélas, pourquoi est-on allé chercher, pour interpréter le rôle principal féminin, celui de la duchesse Hadwig qui s’éprend du beau moine, une voix blanche, droite, froide, sans vibrato ? Nyla van Ingen n’a pratiquement aucune des qualités que l’on attend pour donner vie à cette héroïne qui, certes, ne va pas jusqu’au bout de ses désirs, mais qui n’est pas pour autant la sœur d’Yniold. Même sa suivante Praxède possède un timbre beaucoup plus intéressant, et Susanne Kelling n’est pourtant pas particulièrement renversante. Non, la seule voix féminine qui retient l’attention dans cet enregistrement, c’est celle de la méchante de l’histoire, la « femme des bois », cette sorcière qu’incarne avec une certaine conviction la mezzo wagnérienne Mihoko Fujimura ; grâce à son art de la déclamation, où passe parfois l’ombre de Christa Ludwig, on entre véritablement dans le drame.
Du côté des voix masculines, il faut évidemment signaler la présence du jeune Christian Gerhaher dans un rôle assez mineur, mais où l’on reconnaît déjà sa voix (signe des temps : sur la pochette de la réédition, son nom figure aujourd’hui en deuxième position après celui de Jonas Kaufmann, alors qu’il n’apparaissait même pas sur le devant du boîtier original sorti en 2000). Alfred Reiter, récemment Sarastro à Bregenz, prête une belle voix de basse à l’abbé Watzmann. Le Montfort du baryton Jörg Hempel a des aigus fixes peu séduisants, même pour un personnage négatif (faute de pouvoir conquérir le cœur de la duchesse, il s’allie à la sorcière, mais sera tué par Ekkehard au cours de l’assaut donné au château par les Huns).
Sous la direction de Peter Falk (aucun rapport avec Colombo), l’orchestre de la SWR de Kaiserslautern et les Choristes de Stuttgart livrent une prestation tout à fait digne de cet opéra un peu pompier, sans génie mais habilement troussé.