Elina Garanča semble avoir définitivement abandonné le répertoire de ses débuts qui s’articulait essentiellement autour de Mozart et Rossini. Après s’être essayée au bel canto romantique, la voilà qui aborde les grands rôles de mezzo-sopranos dramatiques. Celle qui fut une émouvante Sara dans Roberto Devereux la saison passée au Met et qui s’apprête à chanter Santuzza à l’Opéra Bastille fin novembre, a gravé un disque dont le programme ambitieux autant qu’hétéroclite en dit long sur l’étendue de ses possibilités actuelles. Passer de la profondeur abyssale du contralto de Dalila au soprano d’Adriana Lecouvreur avec un égal bonheur n’est pas donné à tout le monde. Tout au long de ces quatorze plages où Berlioz côtoie Saint-Saens et Verdi, Mascagni et Leoncavallo avec, le temps d’un air, un détour par l’opéra russe, on est épaté par la santé vocale et la versatilité de la cantatrice. Le timbre, on le sait, est somptueux, le grave sonore, sans jamais être appuyé et l’aigu toujours émis avec une grande facilité.
Pourtant, on reste sur sa faim à l’écoute de certaines pages qu’on a entendues plus inspirées ailleurs. Si l’extrait de Cavalleria laisse augurer du meilleur pour sa prochaine prise de rôle tant le personnage est campé avec force et conviction, la mort de Didon (Les Troyens) laisse de marbre. A aucun moment la chanteuse ne parvient à nous faire croire au désespoir de cette reine qui va se donner la mort par amour. La comparaison avec Régine Crespin – entre autres – dans la même scène est sans appel, d’autant plus que le français de Garanča n’est pas des plus intelligibles, ce qui handicape une partie des airs – six au total – qu’elle interprète dans notre langue. A cet égard, « Connais-tu le pays », extrait de Mignon d’Ambroise Thomas, est superbement phrasé, la reprise piano est admirable de délicatesse. Hélas, la chanteuse qui privilégie le beau son, a tendance à escamoter les consonnes ce qui rend difficile la compréhension du texte. Il en est de même pour « Ne me refuse pas » tiré d’Hérodiade. En dépit d’un récitatif bien incarné, la mezzo-soprano lettone ne peut rivaliser dans l’air avec Marie-Nicole Lemieux qui savait charger chaque mot de sens. Les larmes de Charlotte sont aussi inintelligibles qu’à Bastille la saison passée. Seule Dalila parvient à convaincre sans réserve. Le récitatif « Samson recherchant ma présence » possède toute la véhémence requise avec une prononciation à peu près correcte et l’air, « Amour viens aider ma faiblesse », est chanté avec un timbre suave qui n’est pas dépourvu de sensualité. Cette plage montre qu’il suffirait à Elina Garanča d’un petit effort d’articulation pour être irréprochable dans le répertoire français qu’elle semble affectionner. Mentionnons enfin l’extrait d’Henry VIII de Saint-Saens qui parvient à capter l’attention, d’autant plus qu’il s’agit d’une rareté au disque.
C’est dans les airs italiens que nous trouverons davantage notre bonheur, à commencer par celui la Princesse de Bouillon, qui témoigne de l’ampleur des moyens actuels de la chanteuse. Le personnage est campé avec une classe irrésistible, conforme à son rang, bien loin des excès de certaines mezzos transalpines aux graves poitrinés à la limite du vulgaire. L’air de Laura tiré de La Gioconda bénéficie des mêmes atouts. La chanson du voile de la princesse Eboli convient également à la voix de Garanča, pour d’autres raisons. La fréquentation du répertoire belcantiste lui permet d’exécuter de façon impeccable toutes les ornementations qu’il comporte dans un style irréprochable. Enfin l’extrait d’Adriana est une curiosité, voire une coquetterie de la part d’une artiste qui a sans doute voulu prouver qu’elle pouvait également s’aventurer sans difficulté dans la tessiture de soprano. Un mot enfin de la grande scène de Marina (Boris Godounov) qui nous montre la chanteuse à son meilleur.
Au pupitre Roberto Abbado « fait le job ». Rien de rédhibitoire dans sa direction proprette mais souvent impersonnelle, à l’exception de quelques récitatifs théâtralement convaincants.
Un disque en demi-teinte dans lequel la cantatrice souffle le chaud et le froid. Ses admirateurs inconditionnels y trouveront sans doute leur compte, Les amateurs d’opéra français resteront sur leur faim.