Peu avant de rencontrer – et d’épouser – Faustina Bordoni, Hasse pouvait déjà compter sur les plus grandes voix de son temps : Marc’Antonio e Cleopatra fut créé par Farinelli et Vittoria Tesi, mais avec le castrat en reine d’Egypte et la contralto en général romain ! L’œuvre est construite en deux parties rigoureusement égales, incluant chacune un duo et quatre airs, deux pour monsieur, deux pour madame, soigneusement alternés. Même si le genre de la serenata n’obéit pas aux mêmes lois que les œuvres destinées au théâtre, cette partition n’est pas dépourvue de qualités dramatiques. Avant d’être finalement unis par un pacte suicidaire, les deux amants expriment leur passion mais chacun à sa manière. Le vaincu d’Actium languit et soupire, la descendante des Ptolémée s’enflamme. L’exaltation et l’effervescence sont du côté de Cléopâtre, tandis que Marc-Antoine cultive le regret du passé ou rêve de la félicité éternelle du trépas.
Ava Pine a de la virtuosité à revendre, et c’est tant mieux car le compositeur ne ménage pas le personnage initialement confié à Farinelli : suraigus, sauts d’octaves et vocalises enchaînées sont au menu de presque tous ses airs. Heureusement, la soprano texane ne se contente pas de jouer les rossignols ; elle confère à son personnage une intensité bienvenue, sans rien perdre de la pureté de son chant. Le timbre de Jamie Barton n’est pas sans rappeler Marilyn Horne, dont elle a parfois les nasalités, mais pas l’ébouriffante vélocité. Peut-être est-elle plutôt destinée à un autre répertoire : la voix est ample, solide, mais elle n’est pas ici d’une grande expressivité, et le chef la laisse trop poitriner certains graves. L’ensemble Ars Lyrica Houston lui-même n’est pas exempt de lourdeurs ; peut-être est-ce lié à la reconstitution proposé par Matthew Dirst, qui déclare avoir ajouté divers instruments à vent, la partition ne faisant figurer que les cordes et le continuo. Ce n’est en tout cas pas une question de tempo, puisque dans la même musique René Jacobs parvenait à être plus léger ou plus ardent tout en étant parfois plus lent.
On attendra donc que le chef gantois réunisse une distribution idéale et enregistre enfin un opéra de Hasse, pour démentir la prophétie du compositeur lui-même : « Questo ragazzo ci farà dimenticare tutti ! » (ce jeune homme nous fera tous oublier) aurait dit Hasse en 1770, en entendant les compositions du jeune Mozart. De fait, celui qui fut élève de Porpora et d’Alessandro Scarlatti est aujourd’hui victime d’une relative désaffection qui étonne, à l’heure où tout ce qu’on peut appeler « baroque » est ressuscité à tour de bras. A part la Cleofide gravée il y a un quart de siècle par William Christie, avec une distribution dont on peut douter de la totale adéquation vocale avec les exigences de cette musique, bien rares sont les témoignages discographiques concernant ses opéras. En mars dernier, Gérard Lesne dut annuler pour raisons de santé la Cleofide qu’il devait donner en concert à Paris, avec une distribution plus qu’alléchante ; espérons que cela ne compromettra pas, mais retardera seulement la reconnaissance de Hasse…