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Ensemble Irini, Printemps sacré (Heinrich Isaac – chants liturgiques géorgiens)

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CD
10 octobre 2024
Surprenante rencontre Occident – Orient

Note ForumOpera.com

3

Infos sur l’œuvre

Printemps sacré

Vivre / Mourir / (Re)naître

Heinrich Isaac

Quatre motets et une chanson

mêlés de huit chants orthodoxes géorgiens

 

Détails

Heinrich Isaac

Tota pulchra es, motet à 4 parties

Anima mea liquefacta (du recueil Commune martyrum)

Quis dabit capiti meo aquam ?, motet à 4

Virgo prudentissima, motet à 6

Isbruck, ich muss dich lassen, chanson à 4 (1583)

Chants liturgiques géorgiens

Shen khar venakhi,

Saidumlo samotkhe khar,

Ts’ midata tana ganu svene,

Vgodeb da viglov me,

Saikunod,

Arasada davdumnet,

Gikharoden shen

Christos anesti.

 

Ensemble Irini

Direction musicale
Lila Hajosi

1 CD Psalmus, de 53 mn 23, enregistré en avril 2024 au monastère de Saorge (Alpes-maritimes)

 

 

Le printemps (« Printemps sacré ») dont il est question renvoie à un moment de renaissance, alors que l’espoir semblait vain. La notice établit ainsi un parallèle entre la vie mouvementée d’Heinrich Isaac et l’histoire tourmentée de la Géorgie. Pourquoi pas ? (1). La relation entre deux formes complexes d’écriture polyphonique au service du sacré suffit à elle seule à légitimer la démarche, surprenante et fructueuse. L’Ensemble Irini s’est du reste spécialisé dans la restitution de notre musique ancienne comme dans la transmission du patrimoine orthodoxe géorgien. Fondé en 2015 par Lila Hajosi, il se compose de neuf remarquables chanteurs (quatre femmes pour les parties supérieures, et cinq hommes). Toutes leurs interprétations, a cappella, se signalent par la qualité d’émission, la fraîcheur, la souplesse et la rigueur.

Même si l’histoire a fait de Josquin le plus illustre compositeur de son temps, Isaac n’a rien à lui envier, illustrant tous les genres, du plus léger au plus grave, dans la plupart des langues occidentales, avec le latin imposé pour le répertoire ecclésiastique. On oublie sa science tant l’écriture paraît aisée, naturelle. Le programme associe ainsi quatre motets de notre compositeur à huit pièces de la liturgie orthodoxe géorgienne. Il est impossible de dater ces dernières : nul traité ne nous est parvenu, des partitions et les enregistrements du début du XXe siècle constituent le seul témoignage. Leur transmission continue depuis 1510 – quand les Turcs incendièrent le centre spirituel qu’était le monastère de Ghelati – a permis la sauvegarde de ce patrimoine. Son originalité par rapport au répertoire orthodoxe environnant (Byzance et Moscou) réside dans l’écriture, où chacune des trois parties est indissociable de l’autre, gouvernée par un chant fondamental, toujours reconnaissable.

Même si Lila Hajosi a fait le choix de ne pas recourir à la voix de soprano, la partie de superius n’impliquant pas une tessiture particulière, l’émission des voix de femmes occulte parfois quelque peu les parties centrales. D’autre part, l’émission des motets d’Isaac est projetée, droite. L’égalité de conduite des parties, sans phrasé aucun surprend d’autant plus que dans le répertoire liturgique géorgien, l’ensemble émet son chant, rond, charnu, avec une rare souplesse et une remarquable conduite des lignes. C’est là qu’il faut chercher la ferveur. La riche polyphonie en souffre, où seule une oreille prévenue peut apprécier les canons, les imitations, le jeu de dialogue entre bicinia (2) et tutti. Il en résulte une couleur singulière, inaccoutumée, où, parfois on croit percevoir des cuivres en doublure discrète, ce qui n’est pas le cas. Autre surprise, la diction, clairement identifiable dans les polyphonies géorgiennes, laisse à désirer chez Isaac : il est vrai que l’ampleur des phrases, les mélismes n’autorisent pas une approche semblable, mais la comparaison avec telle ou telle autre version confirmera cette réserve.

Le Tota pulchra es, révélé par les Hilliard, est une bonne introduction. Nous découvrons avec intérêt Anima mea liquefacta (la partition n’a été éditée qu’en 1965). Le Quis dabit capiti meo aquam ? qu’Isaac écrivit sur un texte de Politien pour pleurer la disparition de Laurent de Médicis (1492), est le plus connu de ses motets. S’en dégage une gravité dépouillée, constante, y compris dans la partie centrale, à 3 (Laurus impetu), traitée à l’égale de celles qui l’encadrent, bien différente de la grandeur expressive de la lecture de Jordi Savall, de la puissance de Bestion de Camboulas et de leurs prédécesseurs (Capilla Flamenca, Odhecaton, Hilliard etc.). Une écoute comparative se signale par les combinaisons variées qu’autorise le texte (doublures de cordes comme de cuivres et d’orgue, introduction instrumentale, voix d’hommes dont l’effectif varie…), l’ornementation qu’en parent tel ou tel. Loin des versions les plus récentes, le choix de l’a cappella confié à des voix mixtes nous renvoie au Pro cantione antiqua, vieux de trente ans. L’austérité, l’ascèse de l’interprétation (souvent à une voix par partie) participent de l’émotion.

Dédié à l’empereur Maximilien Ier, sans doute le plus ample et le plus achevé des motets de ce CD : le Virgo prudentissima, à 6, où Isaac mêle harmonieusement l’écriture sur teneur et la polyphonie la plus achevée (3), avec de belles oppositions (Spirituum procedes, pour l’apparition de cette teneur). Peut-être eût-il été heureux de finir sur ce sommet ? L’enregistrement s’achève sur le célébrissime Innsbruck, ich muss dich lassen. La plainte de l’amant devant quitter sa ville et celle qu’il aime est-elle perceptible à travers les trois couplets de cette chanson, écrite tout d’abord pour être jouée sur les instruments (avec imitation entre le ténor et l’altus) ? Peu importe, l’hommage est rendu à celui qui mérite pleinement de figurer à côté de Josquin, même si notre temps l’a quelque peu oublié (4).

Ne boudons pas notre plaisir : Isaac est trop rarement illustré pour que nous fassions la fine bouche, et la juxtaposition surprenante avec ces polyphonies orthodoxes géorgiennes est bienvenue, qui tisse des liens insoupçonnés entre la musique savante de la Renaissance et des pratiques liturgiques traditionnelles lointaines. L’amateur éclairé découvrira avec bonheur cette gravure et son lot de surprises. Si, pour Isaac, il reviendra peut-être aux versions connues, la découverte de ces polyphonies lointaines, relativement simples (trois voix, où l’homophonie prend l’apparence de polyphonie à la faveur de la liberté mélodique des parties supérieures) dont les couleurs s’harmonisent à celles de l’œuvre du grand polyphoniste, mérite pleinement l’écoute.

La brochure d’accompagnement comporte la totalité des textes chantés et leur traduction française et anglaise.

  • 1. Le procédé relève de l’artifice dans la mesure où le Flamand – s’affirmant comme tel dans son testament - connut une vie partagée entre la Ferrare des Este, la Florence des Médicis, la cour de Maximilien Ier (premier des Habsbourg), Passau, Constance, et même Torgau (chez Frédéric le Sage). Mais ces nombreux et fréquents déplacements étaient communs à tous ses grands contemporains, tel Josquin. Son bref exil de Florence (avec le renversement ponctuel des Médicis par Savoranole) paraît dérisoire au regard de l’histoire de la Géorgie.
  • 2. Le bicinium est l’écriture contrapuntique pour deux voix seules.
  • 3. Isaac reprendra la texture polyphonique de son motet dans une de ses plus belles messes, de même intitulé.
  • 4. Burney publia la partition de l’Anima mea, qui ouvre le récital, en 1792.

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